Dans son discours sur l’état de l’Union, ce mardi 14 septembre à Strasbourg, Ursula von der Leyen s’est engagée à mettre en œuvre « une réforme en profondeur » du marché de l’électricité face à la flambée des prix de l’énergie qui plombe l’économie des Vingt-Sept. Décryptage avec Jacques Percebois, professeur émérite à l’université de Montpellier et directeur du Creden, le Centre de recherche en économie et droit de l’énergie.
RFI: Ursula von der Leyen veut « découpler les prix de l’électricité de l’influence dominante du gaz » et limiter les revenus de certains producteurs d’énergie afin de lever 140 milliards d’euros en faveur des ménages et des entreprises en difficulté.
Jacques Percebois : C’est une mesure de court terme pour éteindre l’incendie. Ça consiste à plafonner le prix auquel les centrales, qui ne sont pas des centrales à gaz, pourront vendre leur électricité. Le prix des centrales à gaz restera élevé parce que le coût du gaz est très élevé. Ce qu’Ursula von der Leyen veut, c’est que les centrales qui ne sont pas au gaz, les centrales thermiques d’une façon générale qui utilisent du charbon par exemple, ne profitent pas de ces prix très élevés. Donc, on plafonnerait leur prix de vente. Et la différence, 140 milliards d’euros selon Ursula Von der Leyen, permettrait d’aider le consommateur, c’est-à-dire de baisser le prix.
Cent quarante milliards d’euros, c’est une somme globale, mais les conséquences seront très différentes d’un pays à l’autre. Prenons le cas de la France, où le prix de l’électricité nucléaire est déjà très fortement plafonné. Pour différentes raisons historiques, l’énergie nucléaire est, en grande partie, vendue à un prix très bas : 42 euros ou 46 euros le MWH, alors que sur le marché, on est à 400, 500 euros et le soir à 19 heures, à 630 euros. Les centrales qui utilisent des renouvelables, l’éolien en particulier et même le solaire, bénéficient de ce qu’on appelle des contrats avec « complément marché ». C’est-à-dire que quand le prix du marché de gros était faible, ces centrales avaient un complément marché, une recette supplémentaire qui leur permettait de supporter leurs coûts.
Comme les prix aujourd’hui sont très élevés, le système fait que le complément marché est devenu négatif. C’est-à-dire qu’au-delà du prix plafond, qui était déjà prévu dans les arrêtés ministériels, ces centrales renouvelables reversent à l’État déjà le trop-plein perçu. C’est ainsi que l’État français devrait récupérer pas loin de 8 milliards d’euros. C’est énorme ! Donc il y aura des conséquences dans certains pays où il n’y a pas ce mécanisme de plafonnement. Pour la France, il y aura probablement quelques centrales qui seront obligées de reverser une partie de leurs recettes, mais on a déjà un système très régulé par rapport à la moyenne européenne.
Autre mesure annoncée par Ursula von der Leyen, réduire la consommation d’énergie aux heures de pointe, mais aussi lancer une banque publique dédiée à l’hydrogène qui pourrait être capable d’investir trois milliards d’euros pour « passer du marché de niche au marché de masse ». C’est un projet à moyen-long terme ?
Oui. Face à la crise de l’électricité, c’est comme la lutte contre les incendies de forêts, il faut éteindre l’incendie dans un premier temps, puis il faut se préoccuper de savoir comment on modifie la forêt pour éviter les incendies. Alors évidemment, sur le long terme, la Commission européenne souhaite développer les énergies renouvelables, mais elle sait très bien qu’elles sont intermittentes. Donc sa préoccupation, c’est de faire du stockage inter-saisonnier et cela passe par l’hydrogène. Mais pour l’instant, ce ne sont que des projets, parce que le rendement des électrolyseurs est bas, surtout si vous faites de l’électrolyse de l’eau pour obtenir de l’hydrogène. Ensuite, cet hydrogène est stocké puis utilisé pour refabriquer de l’électricité, le rendement global est de l’ordre de 30% aujourd’hui. Donc, sur le long terme, il faut essayer de trouver des rendements meilleurs, il faut investir beaucoup, c’est vraiment une mesure qui n’est pas pour les quelques semaines ou les quelques mois qui viennent.
La présidente de la Commission veut également établir des « réserves stratégiques » pour éviter les ruptures d’approvisionnement de matières premières critiques qui pèsent sur les industries des États membres.
Alors ça, c’est une très bonne mesure et, en effet, on peut le faire dès maintenant. Il faut anticiper les contraintes de demain. Pour dire les choses de façon assez simple, la décarbonation du mix électrique ne signifie pas qu’il n’y aura plus de contraintes géopolitiques. Aujourd’hui, les contraintes géopolitiques, c’est la dépendance à l’égard du gaz russe, donc certains disent : demain, quand l’électricité sera très largement nucléaire ou renouvelable, nous ne serons plus soumis à ces contraintes géopolitiques. Ce n’est pas tout à fait vrai, parce que pour développer les renouvelables, que ce soit le solaire, l’éolien, il faut des métaux rares, des terres rares, du lithium, du cobalt, du cuivre, et tous ces produits-là sont soit importés, soit raffinés en Chine. Donc, ce qu’elle dit, c’est qu’il faut réfléchir dès maintenant à des déstockages stratégiques pour tous ces minerais et métaux rares et éviter de dépendre demain de la Chine. Il appartient à l’Europe d’être présente sur la production et le stockage de tous ces minerais et métaux stratégiques.
Est-ce que l’Europe est toujours très dépendante du gaz russe ?
Le gaz russe représentait 40% des importations de l’Union européenne. C’était moins en France, 17%. Et aujourd’hui, on est dépendant à 9%, et si ça continue, comme les stockages sont bien remplis et qu’on a assez bien diversifié les sources d’approvisionnement, on va pouvoir en effet se passer du gaz russe. La solidarité avec le point occidental a fait qu’on arrivera à se passer du gaz russe. C’est important.
On voit d’ailleurs apparaitre dès aujourd’hui des scénarios, et je pense notamment à un scénario de la banque Goldman Sachs, qui dit qu’il se pourrait que, compte tenu de cette situation de moindre dépendance, les prix du gaz se mettent à chuter dans les prochains mois. C’est à mon avis une hypothèse qui aujourd’hui mérite d’être analysée et vérifiée, mais il n’y a pas que des gens qui pensent que le prix du gaz va s’envoler. Il n’est pas impossible que l’on arrive à se désengager de cette dépendance à l’égard de la Russie.
Est-ce qu’on aura assez de gaz pour passer l’hiver ?
Quel que soit le scénario, on a intérêt à économiser et le gaz, et l’électricité pour cet hiver. RTE (le Réseau transport d’électricité en France, NDLR), ce mercredi matin, a fait une conférence de presse où ils disent : il faut économiser l’électricité, notamment dans les heures de pointe ; il faut faire des efforts, parce qu’on risque d’avoir du délestage. Je pense qu’on n’est pas sorti de l’affaire pour cet hiver.
On risque d’avoir des tensions sur le marché du gaz, sur le marché de l’électricité. Cela va dépendre, en France notamment, de la disponibilité du parc nucléaire et donc il semblerait que les centrales nucléaires ne soient pas toutes disponibles à l’entrée de l’hiver. Il faut donc s’attendre à des tensions. Il y a un facteur que personne ne maîtrise et qui va jouer un rôle central, c’est la température. Si la température est très froide, évidemment que la demande va être plus importante et donc la sobriété, les économies d’énergie, que ce soit en gaz ou en électricité, seront indispensables. Sinon, c’est du délestage.