Longtemps considéré comme le plus grand marchand d’armes au monde et condamné en 2012 à 25 ans de prison aux États-Unis, Viktor Bout a bénéficié d’un échange de prisonniers entre Washington et Moscou, ce jeudi 8 décembre.
Viktor Bout est-il « le seigneur de la guerre », le plus grand marchand d’armes au monde, comme beaucoup l’ont présenté, ou juste un simple chef d’entreprise qui louait ses appareils sans savoir ce qu’ils transportaient, comme il l’affirme encore aujourd’hui ?
Dix ans après sa condamnation par la justice américaine, il a fait l’objet d’un échange de prisonniers contre la basketteuse Brittney Griner, condamnée à neuf ans de détention. L’ancien soldat Paul Whelan, qui purge une peine de seize ans de camp « à régime sévère » en Russie pour « espionnage », n’a lui pas été libéré.
Un jeune officier du GRU
Né en 1967 à Douchanbé, l’actuelle capitale du Tadjikistan, Viktor Anatolyevich Bout est le fils d’un mécanicien et d’une mère comptable. À l’école, dans le système soviétique, il démontre très vite une passion et de bonnes prédispositions pour les langues étrangères, dont l’esperanto, qu’il imagine devenir la langue mondiale.
Après sa scolarité, il part faire son service militaire dans l’Armée rouge avant de poursuivre des études à l’Institut militaire des langues étrangères à Moscou, une institution qui forme notamment les futurs agents du GRU, la direction générale du renseignement militaire de l’armée soviétique.
Véritable polyglotte, il va ensuite travailler comme officier dans l’aviation russe, où il est interprète. En 1987, il sort pour la première fois des frontières de l’URSS, direction le Mozambique pour une mission de deux ans – il parle portugais. Un voyage qui va forger une passion pour le continent africain et qui va lui permettre de tisser des liens qui lui seront bien utiles par la suite.
C’est là qu’il rencontre sa future femme, Alla Protassova, alors mariée à un journaliste, qu’il l’épousera en 1991. Il se rendra également en Angola avant de revenir en URSS, plus précisément en Biélorussie, où il assiste à l’effondrement de l’Union soviétique.
La découverte d’un nouveau monde
La fin de l’ère soviétique est pour Viktor Bout, comme pour beaucoup de ses compatriotes, marquée par une période d’euphorie. Tout lui semble possible, même s’il n’a plus vraiment d’emploi depuis qu’il a démissionné de l’armée. « Chaque jour était une nouvelle aventure, on ne savait jamais si on allait trouver à manger ou ce qu’il se passerait. On vivait le moment présent », expliquait-il dans un documentaire réalisé en 2015 pour Arte.
C’est à cette époque-là qu’il flaire la bonne affaire. Car dans une Russie post-Union soviétique en plein délabrement, les opportunités courent les rues. Viktor Bout crée alors une entreprise d’importation de biens alimentaires qui va vite lui permettre de se faire des relations et de gagner de l’argent. En 1993, après un voyage aux Pays-Bas, il décide de partir s’installer en Belgique pour y créer une nouvelle entreprise avec un de ses amis.
Ils achètent leur premier avion : un Iliouchine Il-76, un avion de transport militaire moyen et long courrier, quadriréacteurs, de fabrication soviétique. Comme il le confiait, l’idée était alors de louer ces anciens avions soviétiques, pour à leur tour les louer trois fois plus chers. Et c’est avec l’Angola qu’il passe un contrat très lucratif. L’entreprise déposera rapidement le bilan, mais cela lui permet d’entrevoir toutes les possibilités liées à ce genre d’activités.
De simple entrepreneur au plus important propriétaire d’une flotte d’avions privés
Après Bruxelles, Viktor Bout part s’installer aux Émirats arabes unis, à Charjah, dans la zone franche. Un choix qui s’avérera payant. La mondialisation bat son plein en 1994 et les affaires sont florissantes pour les entreprises de fret comme la sienne. Sa flotte d’avions se développe très rapidement et les livraisons dans les ex-Républiques soviétiques se multiplient. L’argent coule à flot pour la famille Bout qui s’agrandit à l’époque avec la naissance de sa fille.
Mais derrière cette activité de fret s’en cache une autre, bien plus lucrative : la vente d’armes, même à des pays soumis à des embargos. L’Afrique concentre la majeure partie de ses activités – Liberia, Sierra Leone, Angola, Rwanda, République démocratique du Congo entre autres -, mais il fait également des affaires en Colombie, au Sri Lanka, aux Philippines ou encore en Afghanistan où il livre des armes à l’Alliance du Nord du commandant Massoud.
Un de ses avions sera d’ailleurs intercepté en août 1995 par les talibans, et il faudra un an de négociations avant que ses trois pilotes et leur appareil qui transportait 30 tonnes de munitions ne parviennent à revenir aux Émirats arabes unis. Viktor Bout a d’ailleurs toujours démenti avoir travaillé avec les talibans ou al-Qaïda, même si des rapports de la CIA affirment le contraire.
L’Afrique, terre de jeu de Viktor Bout
Le continent africain fera la réputation de Viktor Bout. Lui qui est parvenu à tisser des réseaux dans les anciennes Républiques d’Union soviétique – en Bulgarie, en Ukraine ou en Moldavie, notamment – pour y acquérir à des prix défiant toute concurrence des armes, des blindés et même des hélicoptères, va faire le bonheur des groupes armés et le malheur des populations. Et même s’il continue également à transporter des produits alimentaires ou des biens de consommation, ce qui lui permet d’avoir une activité légale et de justifier la présence de ses avions, c’est bien la vente d’armes qui va faire sa fortune.
En Angola, il parvient à vendre des armes aux deux camps : l’armée gouvernementale et l’Unita. Au Liberia, il tisse des liens étroits avec Charles Taylor. Au Zaïre, il aide Mobutu à quitter le pays, puis arme et entraîne les hommes de Jean-Pierre Bemba. Viktor Bout multiplie les terrains de jeu et parvient même à travailler pour l’armée française en 1994 en aidant au transport de troupes pour l’opération Turquoise. Il acheminera aussi des vivres pour le Programme alimentaire mondial (PAM).
Des activités qui lui permettent d’être présentable aux yeux de la communauté internationale. Entre-temps, il s’installe en Afrique du Sud, tout en conservant sa base aux Émirats arabes unis.
L’Irak, le début de la fin
Au début des années 2000, le nom de Viktor Bout revient de plus en plus fréquemment dans des rapports des services de renseignements occidentaux. Cette présence de plus en plus gênante l’oblige à plier bagage, quitter les Émirats arabes unis et rentrer en Russie, mais elle ne l’empêche pas de poursuivre ses affaires.
Après les attentats du 11 septembre 2001 qui frappent les États-Unis, il commence à devenir une cible de choix. Mais sa flotte impressionnante d’avions-cargos lui permet de gagner quelques années de répits. En 2003, après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, ses appareils aident ainsi l’armée américaine en matière de logistique, provoquant l’étonnement de certains militaires américains qui connaissent le pedigree de Viktor Bout. Le schéma se répète en Afghanistan. Et en décembre 2004, son entreprise aide aussi l’ONU après le terrible tsunami qui touche de nombreux pays dans l’océan Indien. Mais l’étau se resserre et la CIA en fait l’une de ses principales cibles.
Sous sanctions des Nations unies, visé par un mandat d’arrêt international, Viktor Bout parvient à échapper à une probable arrestation grâce à ses multiples identités et différents passeports. Ses contacts haut placés au sein des autorités russes n’y sont sans doute pas non plus pour rien. Et notamment son ami Igor Setchine. L’actuel vice-Premier ministre de la Fédération de Russie, proche de Vladimir Poutine, a rencontré Viktor Bout au Mozambique dans les années 1980, alors qu’il servait lui aussi dans l’armée soviétique. Il serait l’un de ses principaux relais au Kremlin.
L’aventure prend fin en 2008, quand Viktor Bout est arrêté en Thaïlande au terme d’une opération de la DEA. Des membres de l’agence anti-drogue américaine se font passer pour des membres de la guérilla colombienne des FARC, considérée comme un groupe terroriste par les États-Unis, lors d’une rencontre organisée à Bangkok. Un accord pour la livraison d’armes et de munitions est passé. Des policiers thaïlandais procèdent alors à l’interpellation du trafiquant.
Extradition et condamnation aux États-Unis
Viktor Bout est d’abord incarcéré en Thaïlande. Après un bras de fer avec la justice thaïlandaise, il est finalement extradé aux États-Unis en novembre 2010. Une extradition jugée illégale par Moscou, qui réclamait sa libération. Poursuivi pour trafic d’armes avec les FARC et complot envers des ressortissants américains, Viktor Bout est reconnu coupable le 2 novembre 2011 puis condamné par un tribunal fédéral de New York à 25 ans de prison, la peine minimale pour les crimes qui lui sont imputés.
Depuis, « le marchand de mort », comme on le surnomme, ne cesse de clamer son innocence. À le croire, il ne savait pas que ses clients transportaient des armes et des munitions dans les avions qu’il leur louait. Un échange contre Edward Snowden avait un temps été évoqué, sans que les discussions entre Washington et Moscou n’aillent plus loin.
Son retour en Russie, après l’échange de prisonniers de ce 8 décembre, fera le bonheur de ses proches et de ses alliés dans les plus hautes sphères du Kremlin. Il marque aussi un véritable échec pour la justice américaine et internationale contre celui qui est régulièrement présenté comme le plus grand trafiquant d’armes au monde, au point d’avoir inspiré le personnage interprété par l’acteur Nicolas Cage dans le film Lord of War (2005).