Marchés de Dordoï puis marché d’Osh, dans Bishkek, la capitale Kirghizistan. Dans l’un, il y a des camions qui manœuvrent dans des allées de conteneurs à perte de vue ; dans l’autre, des piles de plusieurs mètres de haut de ballots déjà pré-emballés. Dans les deux cas, il y a des boutiques de matériel militaire à foison.
Chaussures, vêtements, sac à dos, pharmacie, armes légères… L’offre est variée, et de qualité. On y trouve des uniformes passe-partout, et certains au tissu bien caractéristique de l’armée du Kremlin. Au sujet de ces derniers, un vendeur qui porte très visiblement sur son sac un drapeau aux trois couleurs de la Russie commente laconiquement : « Ils viennent d’ateliers et de lieux de fabrication différents, du Kirghizistan et de Chine. Oui, c’est bien écrit « Russie » sur les vestes, mais c’est juste comme ça. C’est destiné au marché intérieur, pour les travailleurs comme les gardiens d’immeuble par exemple », dit-il.
Des gardiens d’immeubles kirghiz, acheteurs en masse d’uniformes militaires siglés « Russie », l’explication a, a minima, de quoi surprendre. Et ce n’est pas le seul secteur de l’économie aux performances étonnantes. La logistique au Kirghizistan a ainsi vu depuis deux ans son chiffre d’affaires progresser en flèche.
Des sociétés en pleine expansion
Un petit tour à l’entreprise Smart Logistics, avec son directeur des opérations, le confirme. Vladimir Soloviev nous fait fièrement la visite guidée d’une société en pleine expansion, qui s’apprête à construire encore un nouvel entrepôt sur le terrain d’une ancienne usine soviétique de bonbons. Au total, c’est un espace de 8 hectares, dont la capacité d’entrepôt atteint aujourd’hui 25 000 mètres carrés. Le troisième bâtiment est tout neuf et Vladimir Soloviev en est très fier, avec une pointe de lyrisme.
« Nous voulons laisser une trace dans l’histoire du développement de notre pays qui amènerait le pays à un niveau qualitativement différent. Parce qu’il n’y a rien de tel jusqu’ici pour l’instant », dit-il, dans l’allée qui y conduit. « Il a été construit et lancé en février 2023, soit l’année dernière, et son taux d’occupation était en avril inférieur à 90% de ce qu’il est maintenant. »
Dans l’entrepôt montré à RFI, il y a des bouteilles d’eau minérale de toutes sortes, du Pepsi et du Coca-Cola, des produits d’hygiène, tous placés dans de vastes étagères sous une quinzaine de mètres de hauteur sous plafond, grâce notamment à une gestion automatisée des stocks et des heures de travail du personnel. Un écran dans l’entrepôt détaille même le top 10 des meilleurs employés du mois.
« En 2022, nous avons lancé ce projet. Pendant cette période, on ne dépassait pas 80 à 85 000 tonnes par an de stocks, détaille Vladimir Soloviev. Grâce à la mise en place de cet espace et à la croissance de nos partenaires, nous avons atteint les 260 000 tonnes par an. » En deux ans de guerre, le volume traité a donc été multiplié… par trois et demi. Et là aussi, l’explication donnée est : « Tout est destiné au marché intérieur. »
Coca-Cola et Pepsi étiquetés « origine Kirghizistan »
Est-ce vraiment possible ? Il est évidemment impossible de le dire sur cette entreprise précise. En revanche, en Russie, sur les étagères des supermarchés comme sur leurs sites en ligne, on trouve du Coca-Cola et du Pepsi étiquetés « origine Kirghizistan ». Seul Coca-Cola a une usine dans le pays, pas Pepsi. Ce commerce n’est pas interdit, mais il en dit long sur les nouvelles routes commerciales nées de la nouvelle donne des sanctions. Selon des chiffres de l’IESEG Global Advisory, les exportations de l’UE entre le troisième trimestre 2021 et le troisième trimestre 2023 ont augmenté de 190% vers l’Arménie, 349% vers l’Ouzbékistan et 621% vers le Kirghizistan.
« C’est la norme dans l’Union économique eurasienne », détaille Kubat Rakhimov. « C’est-à-dire que les marchandises qui entrent par l’Arménie, par la Biélorussie, par le Kazakhstan, par le Kirghizistan se retrouvent sur le marché russe, et le prix est différent. » Autrement dit, plus élevé, le consommateur final payant un trajet allongé et de nombreux intermédiaires.
« Nous sommes un pays que j’appelle affectueusement le « Contrebandistan » », ajoute ce consultant aujourd’hui indépendant, « c’est-à-dire que nous sommes le trou par lequel entre une masse assez importante et, je dirais, de plusieurs milliards de dollars de marchandises en provenance de divers pays. Mais le consommateur final est la Russie. L’achat ici, au Kirghizistan, peut même être effectué directement par des acheteurs russes, via des canaux établis. Je pense que tout le monde comprend qu’en effectuant officiellement une sorte de dédouanement via le marché intérieur, vous supprimez toute responsabilité supplémentaire quant à l’endroit où cela ira, comment cela se passera. »
Vers des sanctions secondaires ?
Assis dans le fauteuil confortable et élégant d’un café du centre de la capitale, Kubat Rakhimov – également membre du club Valdaï, une instance créée par le Kremlin – a en tout cas, sur les mystérieuses performances du secteur de la logistique et ses responsables, des mots tranchants : « Les dirigeants des sociétés de logistique du Kirghizistan critiquent Poutine et les actions du Kremlin de toutes les manières possibles, disent que la Russie est l’agresseur, et en même temps, n’ont aucun problème à gagner énormément d’argent sur la fourniture de produits à la Russie, en l’aidant à contourner les sanctions. »
Ce phénomène est observé de longue date par les pays occidentaux et les envoyés spéciaux pour le respect des sanctions sillonnent régulièrement ces pays. L’Union européenne n’a pas pour politique d’appliquer des sanctions secondaires. « Nous sommes même à la limite de ce que nous pouvons faire », précise un diplomate européen en poste à Moscou. Mais les États-Unis, eux, commencent à recourir de plus en plus souvent à cette mesure pour faire respecter l’arsenal de sanctions.
« Je n’exclus pas le risque de sanctions secondaires contre l’ensemble du système bancaire ou l’ensemble du pays, reprend Kubat Rakhimov, mais c’est peu probable. Vous devez avoir pour cela des preuves très sérieuses, et c’est une option que j’écarte. » Les autorités, elles, se montrent bien plus sourcilleuses sur le sujet.
Dans un tweet daté du 28 novembre 2023, Robin Brooks, économiste en chef de l’Institute of International Finance (IIF), recommandait d’imposer des sanctions secondaires au Kirghizistan en écrivant : « Une façon d’arrêter le flux de marchandises occidentales vers la Russie via l’Asie centrale est de faire un exemple avec un pays et d’utiliser des sanctions secondaires. Le Kirghizistan est le test parfait. C’est petit, sans importance systémique, et facilitant très clairement le détournement des échanges commerciaux vers la Russie. »
En réponse, le vice-Premier ministre du Kirghizistan, Edil Baisalov, avait lui déclaré qu’« il n’est pas nécessaire d’être un génie pour comprendre que la croissance de l’économie kirghize est réelle. Tout n’est pas comme vous le pensez. Nous avons mené d’importantes réformes administratives, en pratiquant la bonne gouvernance (c’est-à-dire que nous ne volons pas). »
En attendant, les statistiques officielles d’avant 2022 sur les importations et exportations du pays ont toutes disparu du site officiel. Restent d’autres données générales qui confirment des performances économiques singulièrement étonnantes depuis deux ans. L’économiste Azamat Akinfeev explique : « Nos deux dernières années ont été historiquement les plus réussies d’un point de vue économique. Nous avons eu une croissance du PIB en 2022 de presque 9%. En 2023, c’est presque 7%. Ce sont donc des chiffres énormes. Leurs revenus budgétaires ont doublé. Tous les secteurs de notre économie sont en croissance très rapide, tout particulièrement le secteur financier : son bénéfice net a été multiplié par plus de cinq. Personne ne s’y attendait. »
Le PIB par tête a augmenté lui en deux ans de 80%. Mais sans profiter à tout le monde. Les Kirghiz les plus pauvres restent encore nombreux à aller travailler en Russie.