La jurisprudence, dite « doctrine Chevron », donnait le dernier mot aux agences gouvernementales des États-Unis dans leur champ de compétence, par exemple en matière d’environnement, de protection sociale ou des consommateurs. Elle imposait aux tribunaux fédéraux de suivre l’interprétation « raisonnable » de ces agences en cas d’ambiguïté ou de silence de la loi.
« Les tribunaux doivent exercer leur jugement indépendant pour décider si une agence a agi conformément à l’autorité que lui confère la loi et ne peuvent pas s’en remettre à l’interprétation de la loi de cette agence, simplement parce qu’elle est ambigüe », écrit au nom de la majorité des six conservateurs contre les progressistes le président de la Cour, John Roberts. « Chevron est annulé », poursuit-il.
La fin d’un « pilier du gouvernement moderne »
La jurisprudence Chevron « est devenu un pilier du gouvernement moderne, soutenant les efforts de régulation de toutes sortes – pour en citer quelques-uns sur la pureté de l’air et de l’eau, la sécurité des aliments et des médicaments et l’honnêteté des marchés financiers », objecte la juge progressiste Elena Kagan dans son avis de désaccord.
« Le Congrès sait qu’il ne rédige pas – en fait ne peut pas – rédiger des lois parfaitement exhaustives », souligne-t-elle, reprochant à la majorité d’avoir lors de cette session « décidé de limiter les pouvoirs des agences, malgré les indications du Congrès dans le sens contraire. »
Elle faisait notamment référence à une décision de la Cour jeudi 27 juin, par la même majorité des six conservateurs contre les trois progressistes, déniant au gendarme américain des marchés financiers, la SEC, le pouvoir de sanctionner individus ou sociétés via ses propres juges administratifs plutôt que de passer par la justice civile ordinaire.
Risques d’instabilité et cacophonie juridique ?
Les détracteurs de la jurisprudence Chevron arguaient que l’interprétation des lois relève du pouvoir judiciaire et non des agences fédérales, dépendant du pouvoir exécutif.
« Un revirement de la jurisprudence Chevron serait un choc injustifié pour le système juridique », avait plaidé lors des débats en janvier la conseillère juridique de l’administration du président Joe Biden, Elizabeth Prelogar, soulignant les risques d’instabilité qu’elle provoquerait. Elle prédisait, dans cette hypothèse, une cacophonie juridique, avec « des règles différentes dans différents endroits du pays. »
Mais la plupart des juges conservateurs ont paru rétifs à ces arguments. L’un d’entre eux, Brett Kavanaugh, a fait valoir que cette instabilité était inhérente aux institutions démocratiques. « La jurisprudence Chevron elle-même cause des chocs au système quand une nouvelle administration arrive », a-t-il rétorqué, en référence au mandat présidentiel de quatre ans, renouvelable une fois. Ces bouleversements concernent « aussi bien le droit des télécommunications, des marchés financiers, que le droit de la concurrence ou de l’environnement », a énuméré M. Kavanaugh.
« Un coup de tonnerre »
Paradoxalement, lorsqu’elle a été adoptée en 1984, cette décision représentait un succès pour l’administration du président républicain Ronald Reagan qui accusait des juges progressistes d’ensevelir les entreprises sous des régulations exorbitantes.
« C’est un coup de tonnerre dans le sens où cette jurisprudence qui était anodine en 1984 a pris de plus en plus d’ampleur et est devenue la jurisprudence phare du droit administratif américain », explique Sébastien Natroll, spécialiste de la Cour suprême américaine, joint par Christophe Paget du service international de RFI. « Il faut savoir qu’en 1984, Chevron est vécu par les conservateurs comme une victoire. On était en pleine révolution Reagan et cela permettait à l’administration de Ronald Reagan de déréguler plus facilement. »
« Il y a eu une inversion des polarités dans le sens où la gauche américaine est devenue partisane de Chevron puisque cela permettait aux agences fédérales notamment, on pense à l’Agence de protection de l’environnement, d’agir assez librement sans avoir besoin systématiquement que le Congrès vote des lois », ajoute-t-il.
Et c’est quelque chose que les républicains cherchaient depuis des années : réduire l’influence de ce qu’ils appellent le Deep State, « l’État profond ». « C’est vraiment la lutte contre le Big Government. Une fois passées les années Reagan, la droite américaine a finalement vu le Chevron comme un pouvoir un petit peu exorbitant du pouvoir exécutif et donc à chercher à le réduire. Et la fin de l’arrêt de Chevron, c’est l’aboutissement d’une lutte sans relâche de la droite américaine dans ce sens. »