Alejandro Valente est l’ancien chef du service des sports de RFI. Le plus français des journalistes argentins (et inversement) livre une analyse aiguisée sur la victoire de l’Albiceleste en finale de la Coupe du monde 2022 de football et le sacre de Lionel Messi. Une superstar qu’il a rencontré à plusieurs reprises et à laquelle il était allé annoncer sa victoire pour le Ballon d’Or 2009, chez « la Pulga », à Barcelone. Entretien.
RFI : Alejandro Valente, cette équipe d’Argentine semble être une des moins talentueuses qu’on ait vu ces dernières années. Et pourtant, elle s’est imposée en Coupe du monde 2022, malgré l’adversité. Comment l’expliquez-vous ?
Alejandro Valente : Je pense que c’est une équipe qui revient de loin, quand même. Elle est arrivée au Qatar avec pas mal de problèmes : beaucoup de joueurs blessés, un peu comme l’équipe de France d’ailleurs. Je pense surtout à Giovani Lo Celso qui était un élément-clé, mais aussi à des joueurs qui ont dû partir juste avant le début de ce tournoi, comme Joaquín Correa. Les Argentins ont quand même perdu des hommes importants.
En plus, d’autres joueurs sont arrivés en méforme parce qu’ils ne jouent pas ou peu dans leurs clubs, comme Angel Di Maria ou Leandro Paredes. D’autres étaient touchés comme un Cristian Romero par exemple, qui a pourtant fait une super finale, ou Lautaro Martinez, qui a dû subir des infiltrations à la cheville et qui a eu beaucoup de problèmes.
Au départ, on pouvait penser que ce n’était pas une équipe super forte. Si on prend poste par poste, certains joueurs ne sont parfois même pas titulaires dans leurs clubs ou d’autres n’évoluent pas dans des supers grandes équipes.
Pourtant, cette équipe a une certaine cohérence. Elle repose sur une organisation défensive très solide. Je pense que ce doit être l’équipe qui a concédé le moins d’occasions de but durant toute la Coupe du monde.
Son sélectionneur, Lionel Scaloni, a eu le mérite, après la défaite face à l’Arabie saoudite, de changer l’équipe, c’est-à-dire de sortir des joueurs qui étaient des tauliers mais qui n’étaient pas en grande forme, comme Paredes ou Lautaro Martinez. Ce revers s’est finalement révélé bénéfique pour l’équipe parce que ça a donné des arguments à Scaloni pour opérer des changements.
Je pense à Enzo Fernandez, qui a été élu meilleur jeune joueur de la Coupe du monde, ou à Julian Alvarez, qui est remplaçant Manchester City, ou encore à Alexis Mac Allister, qui vient de Brighton en Angleterre. Ce sont des éléments qu’on n’attendait pas comme titulaires au début de cette compétition et qui n’étaient pas présents au coup d’envoi face à l’Arabie saoudite.
En général, ce genre d’expériences est assez délicat à mener durant un Mondial. Et pourtant, Scaloni a eu le courage de le faire. Sans parler du fait de changer plusieurs fois son système de jeu. Il a réussi à trouver, à l’issue du premier tour, une équipe-type, qui a tenu la route jusqu’au bout.
On ne pouvait pas demander à cette équipe d’être, en outre, exceptionnelle dans le jeu. De toutes les façons, l’Argentine est une équipe qui souffre traditionnellement en Coupe du monde, qui est faite pour ça. On savait qu’elle n’allait pas faire le spectacle. Mais je trouve qu’elle a quand même réalisé des matches intéressants. Ce n’était peut-être pas toujours spectaculaire. Mais, en général, elle a beaucoup attaqué, elle s’est créée beaucoup d’occasions de but à chaque fois. Et donc, on ne peut pas non plus lui reprocher d’être parfois restée recroquevillée ou d’avoir refusé le jeu.
Où situez-vous cette victoire en Coupe du monde par rapport à celles de l’Argentine en 1978 et en 1986 ?
Est-ce qu’elle vaut davantage ? Je ne sais pas… En 1978, c’était un peu bizarre parce que c’était pendant la dictature… L’histoire de l’Argentine en Coupe du monde est étrange, de toutes les façons. Elle avait joué la première finale en 1930 [défaite face à l’Uruguay 4-2, Ndlr]. Puis, de 1938 jusqu’à 1954 inclus, elle a boycotté le tournoi pour diverses raisons.
Ensuite, les participations de l’Argentine ont rarement été très bonnes, sauf peut-être en 1966 où elle a atteint les quarts de finale et a été éliminée par l’Angleterre. En général, l’Argentine ne présentait pas de grosses équipes et ne réalisait pas de grosses performances.
Donc, en 1978, c’était une vraie première. On se disait que c’était à domicile, qu’il y avait le sélectionneur César Luis Menotti, qu’un effort avait été fait pour cette équipe. Ce n’était pas très très brillant. Mais c’était une première et ça a lancé l’enthousiasme des Argentins pour la Coupe du monde. Enthousiasme qui était jusque-là assez discret.
Ensuite, en 1986, c’est une Coupe du monde évidemment très marquée par Diego Maradona, avec cette victoire face aux Anglais [avec deux buts, dont la fameuse « main de Dieu », Ndlr]. C’était du Maradona dans toute sa splendeur. Il était très jeune. Il avait 25 ans. C’était un grand souvenir. En plus, l’Argentine venait de renouer depuis peu avec la démocratie. Donc la fête était un peu plus complète.
Là, ce sacre arrive après beaucoup de déceptions, après une quasi traversée du désert. L’Argentine, pendant 28 ans, n’avait gagné aucun titre, même pas en Amérique du Sud. Le sacre en Copa America 2021 à Rio avait soulevé un grand enthousiasme. Et ça s’est vu dans la mobilisation des supporters : ils sont venus de l’autre bout de la planète pour se rendre au Qatar, en grand nombre, malgré une crise économique très dure. Donc ce sacre est vraiment un soulagement.
Et puis Lionel Messi, qui avait souvent été décrié, critiqué en Argentine, après cette victoire en 2021 au Brésil, était à nouveau une sorte d’icône et tout le monde avait envie qu’il parte sur un sacre en Coupe du monde.
Je ne pas si on peut placer cette victoire devant les deux autres. Mais, en tout cas, sur le plan émotionnel probablement que « oui ». Parce qu’en 1986, à la limite, il y avait peut-être moins de pression qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y avait une énorme pression, une énorme envie de le faire. On savait que Messi ne reviendrait pas. Donc ça a beaucoup pesé dans le déroulement de cette compétition.
Lionel Messi ne va pas échapper au jeu des comparaisons. Est-ce que pour vous, avec ce sacre, il devient le meilleur footballeur argentin de l’histoire, devant Diego Maradona ?
C’est un débat difficile à clore. En tout cas, au niveau des trophées, il finit largement devant Maradona parce qu’en clubs, Messi en a gagné beaucoup plus [36 trophées majeurs en clubs, contre 9 pour Maradona, Ndlr].
En équipe nationale, il fait pareil, avec une victoire et une défaite en finale [en 1990 pour Maradona et en 2014 pour Messi, Ndlr]. En plus, il a battu pas mal de records : Messi est le meilleur buteur de l’histoire de l’équipe d’Argentine en Coupes du monde, il est des celui qui a disputé le plus de matches en Coupes du monde… Tout ça, ça ajoute un petit peu à cette dimension spéciale que Messi a acquis.
Après, dans le cœur des Argentins, j’ai je ne sais pas ce qu’il en est, parce que Maradona c’est Maradona (rire). Ça dépend peut-être des générations d’Argentins. Moi, je continue à avoir un petit faible pour Maradona plus que pour Messi. Mais s’il fallait les comparer, je pense ce serait peut-être un peu plus différent pour les plus jeunes.
Est-ce que Lionel Messi est tout simplement le meilleur joueur de tous les temps, grâce à cette victoire ?
Je ne peux pas le comparer à Pelé parce que je n’ai pas suffisamment vu jouer Pelé pour être en mesure de les comparer. Cela dit, aller chercher à 35 ans une Coupe du monde qui t’échappe depuis des années, et ce avec une équipe qui est moins forte que les précédentes, notamment celle qui a atteint la finale en 2014…
(Il réfléchit) Je ne sais pas. Peut-être que « oui ». Mais on ne ne peut plus comparer les joueurs d’aujourd’hui à Pelé. C’était un autre football. Pelé n’a jamais quitté le Brésil, sauf à la fin de sa carrière. Et c’est vrai qu’il a gagné trois Coupes du monde. Mais c’était une Coupe du monde qui n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui [il y avait 16 équipes participantes contre 32, actuellement, notamment, Ndlr].
Donc est-ce qu’on peut comparer ? Je ne crois pas. Je pense que, dans le football moderne, tel qu’on le conçoit, ça va être très difficile de faire mieux.
Bon, après avec sept Ballons d’Or pour Messi, et peut-être un huitième…