À Mostar, les Croates et les Bosniaques vivent chacun sur une rive de la Neretva, la rivière qui traverse la ville, en se regardant en chien de faïence. Dimanche 2 octobre, les formations ethno-nationalistes devraient encore largement l’emporter, elles qui ne cessent d’agiter les peurs pour garder le pouvoir.
Les bâtiments qui longent le Bulevar ont, pour la plupart, été rénovés. Mais quelques ruines témoignent toujours de la violence des combats qui eurent lieu sur cette ligne de front, en plein cœur de la ville, durant la guerre de 1992-95. Trente ans plus tard, cet axe continue de marquer le partage de Mostar en deux : les Croates vivent côté Ouest et les Bosniaques côté Est.
À l’époque yougoslave, la grande agglomération du sud de la Bosnie-Herzégovine était pourtant réputée dans toute la Fédération socialiste pour son identité multiculturelle et sa douceur de vivre, bercée par un climat méditerranéen. Mais ici, les affrontements ont été très durs, surtout après que le Conseil de défense croate (HVO) a voulu imposer son projet de « République croate d’Herceg Bosna », avec Mostar comme capitale, à l’été 1993.
Le nettoyage ethnique, essentiellement opéré contre les populations non-croates, a fait plus de 2 000 morts et plus de 30 000 réfugiés. Le 9 novembre, l’armée croate a même dynamité le vieux pont ottoman au-dessus des eaux turquoise de Neretva. Un symbole, finalement reconstruit onze ans plus tard sous l’égide de l’Unesco.
Une ville qui voit double
Aujourd’hui, les quelque 105 000 habitants de Mostar (48% de Croates, 44% de Bosniaques) voient double. Chaque communauté a son service des postes, son fournisseur d’électricité et d’eau, son hôpital, son unité de pompiers, son théâtre national… Sans parler des deux clubs de foot, dont les supporters se vouent une haine féroce.
« Les divisions perdurent à Mostar parce qu’elles arrangent les dirigeants ethno-nationalistes, qui se partagent le pouvoir et les postes en double à redistribuer à leurs obligés », se désole l’analyste Amna Popovac. Pour ces élections générales, l’élégante quinquagénaire ne s’attend à aucun changement. « Le vendredi et le dimanche, même les imams et les prêtres rappellent pour qui il faut voter. »
Amna Popovac est née dans une famille bosniaque, établie du côté ouest, et se fait fort d’y résider encore. « Nos voisins croates ont empêché les soldats du HVO de venir nous tuer, je ne l’oublierai jamais », souligne-t-elle. Durant la guerre, la plupart des Bosniaques de la rive ouest ont préféré migrer de l’autre côté, tandis que les Croates faisaient le chemin inverse, homogénéisant brutalement le peuplement.
La peur des autres
« Les gens votent pour nous parce qu’ils ont peur des menaces extérieures », reconnaît Amir Šelo, 35 ans, qui se présente sous la bannière des nationalistes bosniaques pour intégrer le Parlement du canton de Mostar. Son propre père a passé 200 jours dans un camp de concentration du HVO durant la guerre. De leur côté, les représentants croates locaux insistent sur la nécessité de réformer la loi électorale pour « mieux garantir » la représentation de leur communauté. Selon Mario Mikulić, député depuis 2018 et candidat à sa réélection, il faut « regarder de l’avant et penser à l’emploi plus qu’à l’histoire ».
Cela ne l’a pas empêché d’assister, le 9 avril dernier, à la grande cérémonie organisée pour les 30 ans du HVO, en présence de Zoran Milanović, le président de la Croatie voisine. Pas un mot n’a été prononcé sur les crimes de guerres, dont ont pourtant été reconnus coupables par la justice internationale plusieurs de ses chefs.
Dépasser les divisions
Malgré cette ambiance plombée, quelques initiatives ont vu le jour ces dernières années pour faciliter la mixité. Ouvert en 2003 tout près de la ligne de démarcation, le Centre Abrašević fait figure de pionnier. « Nous avons choisi cet emplacement pour recréer du lien entre deux mondes qui ne se fréquentent plus », souligne Husein Oručević, l’un des fondateurs.
Pour lui, l’une des priorités, ce devrait être de repenser l’urbanisme de la ville pour favoriser les échanges. « Il n’y a pas de passage piéton qui permette de traverser le Bulevar, alors même qu’il a été élargi pour devenir une quatre voies », remarque-t-il. Avant de s’agacer de la vision ethnique des décideurs : « Côté bosniaque, on rénove les bâtisses ottomanes, mais on délaisse le patrimoine austro-hongrois. Côté croate, on méprise tout ce qui date du socialisme ».
Biberonnée au Centre Abrašević, Marina Đapić y a puisé l’inspiration pour fonder il y a dix ans le Mostar Street Festival, avec une équipe mixte et féminine. Chaque année, des dizaines d’artistes venus du monde entier viennent repeindre les façades et les murs de la ville. « L’objectif est de lui redonner un nouveau visage, moins gris et plus ouvert, pour dépasser les divisions », avance la trentenaire, très branchée.
Orhan Maslo a ouvert sa Rock School presque au même moment, rue du Maréchal Tito. « Rien ne fonctionnait, tout était divisé à l’époque », rappelle ce colosse, en faisant allusion au fait que Mostar n’a pas eu de maire entre 2012 et 2020, faute d’accord sur la tenue d’élections. Pas question pour lui de parler de réconciliation – « un mot pour les vieux » – mais de la nécessité de « reconstruire de la confiance », surtout entre les plus jeunes. « Au début, les gens nous regardait avec scepticisme ; cette année, on a 200 inscrits et 80 sur liste d’attente », s’enthousiasme-t-il.
« Seules les élites circulent des deux côtés », nuance un représentant international en poste ici. Même s’il veut tout de même y voir « une lueur d’espoir ». En attendant, les jeunes continuent en effet d’étudier des programmes scolaires différents, dans des établissements différents. Mais qu’ils soient Croates ou Bosniaques, tous ou presque partagent le même rêve : partir à l’étranger, loin des divisions qui gangrènent Mostar et la Bosnie-Herzégovine.