Éric Paul Meyer est professeur émérite à l’Institut des langues orientales de Paris et spécialiste du sous-continent indien. À l’occasion du 75e anniversaire de l’indépendance du Sri Lanka, RFI l’a interrogé sur l’avenir de la démocratie parlementaire sri-lankaise, héritée de deux siècles de colonisation britannique et mise à mal récemment par un mouvement de masse inédit. Entretien.
RFI : Le Sri Lanka célèbre, ce 4 février 2023, le 75e anniversaire de son accession à l’indépendance, après 450 ans de d’occupations par diverses puissances. Diriez-vous que cette date anniversaire revêt une signification particulière dans le contexte de la quasi-révolution que l’île-État a connue en 2022 ?
Éric Paul Meyer : En effet, on peut difficilement considérer cette année, le 4 février comme une date anniversaire banale, après le soulèvement populaire d’une ampleur inégalée que le Sri Lanka a connu en 2022. Le mécontentement du peuple sri-lankais a abouti au départ en catastrophe du président en place. C’est peut-être le signe que la démocratie sri-lankaise telle qu’elle a été établie en 1948, au moment de l’indépendance, a atteint ses limites. Et ce dans la mesure où elle a été incapable de donner une réponse satisfaisante aux problèmes institutionnels et de cohabitation des communautés que le pays connaît depuis sa création.
L’incapacité du système politique à répondre aux aspirations de la minorité tamoule s’est traduite par une guerre civile sanglante. Ce conflit, qui a duré 26 ans et a opposé la majorité cinghalaise d’obédience bouddhiste aux Tamouls venus de l’Inde, a profondément transformé les conditions de l’évolution politique de ce pays. Le décorum immuable hérité de la tradition parlementaire britannique, qu’on a vu à l’œuvre récemment encore à Colombo lors de l’élection du président intérimaire, cache en réalité la décadence du parlementarisme sri-lankais et une classe politique aujourd’hui totalement déconsidérée.
Les Anglais n’ont pas été les seules puissances à avoir colonisé ce territoire. Les premiers Européens à prendre pied dans ce pays, qui s’appelait autrefois Ceylan, furent les Portugais en 1505, suivis par les Hollandais, ensuite seulement par les Britanniques à partir de 1796. Comment ces quatre siècles de colonisation ont-ils forgé l’identité sri-lankaise ?
La colonisation de l’île a en effet commencé avec les Portugais au XVIe siècle, puis poursuivie par les Hollandais, mais la présence de ces derniers fut relativement marginale, car ils n’avaient guère réussi à s’implanter à l’intérieur des terres. La transformation propre du pays eut lieu sous la colonisation britannique. C’est en 1796 que les Britanniques deviennent maîtres effectifs du Ceylan, mais ne prendront contrôle complet du pays qu’à partir de 1815, après avoir soumis le royaume de Kandy, qui dominait l’arrière-pays.
Comment la colonisation britannique a-t-elle transformé le territoire sri-lankais ?
Elle a transformé le pays à plusieurs niveaux. Sur le plan économique d’abord, avec le développement des plantations de café, mais aussi d’hévéa et surtout de thé, qui ont remplacé les rizières. Ces nouvelles cultures ont bouleversé l’économie traditionnelle du pays, avec l’appropriation du sol pas seulement par les colons britanniques, mais aussi par une classe possédante locale, au détriment des villageois. Elles ont eu aussi un impact sur les paysages et les équilibres écologiques dans la mesure où l’installation des plantations a conduit à la disparition des forêts et des cultures sur brûlis traditionnelles qui permettaient la régénération du sol et de la végétation arborée.
Enfin, last but not least, l’expansion de la culture des plantations a conduit les Britanniques à faire venir de l’Inde du Sud une main-d’œuvre de prolétaires tamouls de basses castes, des « coolies », qui ont transformé le visage ethnique du pays. Ces derniers sont aussi appelés « Tamouls indiens » pour les distinguer des « Tamouls sri-lankais » installés sur l’île depuis beaucoup plus longtemps.
Pendant les premières décennies au sortir de la colonisation, le Sri Lanka jouissait d’une image plutôt positive, celle d’une démocratie moderne, avec des élections régulières, un haut niveau de protection sociale et la baisse de la croissance démographique… Un pays de cocagne !
Tout cela est complexe. Il faut dire que l’État-providence s’était mis en place à l’époque des Britanniques déjà, et la tendance s’est renforcée pendant les premières décennies après l’indépendance. L’île avait la réputation d’être une colonie modèle, avec un niveau d’éducation élevé, y compris pour les femmes, un système hospitalier relativement égalitaire et bien implanté, des prix fixés par l’État pour les denrées de base. Avec un secteur public important, l’État sri-lankais avait les moyens de redistribuer les profits.
Mais tout n’a pas été aussi idyllique. Au cours de ces premières décennies post-indépendance, on a assisté parallèlement à la montée d’un populisme nationaliste cinghalo-bouddhiste, soutenu à la fois par les partis conservateurs et la gauche qui alternaient au pouvoir. Il s’agissait d’un populisme identitaire basé sur la promotion de la langue cinghalaise et la religion bouddhiste, visant essentiellement l’élite tamoule d’obédience hindoue ou chrétienne, anglicisée, qui avait profité de la période coloniale pour occuper des postes importants dans l’administration et dans les professions libérales, notamment dans le Sud et à Colombo.
La situation sri-lankaise dans les années 1960-1970 n’est pas sans rappeler ce qui est en train de se passer aujourd’hui en Inde avec le « hindutva » dont l’objectif est de marginaliser les musulmans, alors que la société est plurielle et la Constitution est laïque. C’était aussi le cas au Sri Lanka.
Pourrait-on dire que les germes de tensions qui déstabilisèrent le pays dans les années 1980 ont été semées dès les premières années de l’indépendance ?
Certainement. Elles ont été semées dès 1948, l’année même de l’indépendance, lorsque le gouvernement conservateur au pouvoir à Colombo a pris la décision de refuser la citoyenneté sri-lankaise à quelque 800 000 « Tamouls indiens » travaillant dans les plantations. En 1956, sous la gauche au pouvoir, le cinghalais est devenu la langue officielle de l’île et en 1972, le bouddhisme est érigé en religion dominante…
On connaît la suite : montée du séparatisme tamoul, guerre civile, la contestation tamoule réprimée dans le sang en 2009. Dans un article publié dans Le Monde diplomatique, daté de mars 2009, vous écriviez : « La déroute des Tigres [de libération de l’Eelam tamoule] ne résout pas la question tamoule ». Croyez-vous toujours que cette guérilla puisse reprendre du service ?
J’avais effectivement écrit à l’époque que « à défaut de solution politique, l’éventualité d’une reprise de la lutte séparatiste ne saurait être exclue ». Je rappelle que cet article date de 2009. Presque quinze années se sont écoulées depuis. Il me semble toujours que la question tamoule appelle une solution politique… La victoire de l’armée ne peut être la réponse définitive aux revendications. À la lumière des événements qui ont secoué le Sri Lanka l’année dernière, j’ai l’impression qu’une réconciliation entre les communautés est aujourd’hui possible. En écoutant les leaders du mouvement d’Aragalaya (« la lutte ») qui avaient mobilisé les populations contre le régime de Colombo, entre avril et juillet 2022, il m’a semblé que cette nouvelle génération est en mesure de transcender les oppositions ethniques qui ont longtemps déterminé la société sri-lankaise.
Vous faites allusion au soulèvement populaire qu’a connu le Sri Lanka suite à la crise économique historique d’avril 2022. Face aux diverses pénuries qui ont frappé le pays, la société civile s’est réunie sous le nom d’Aragalaya ou « la lutte » et a organisé le soulèvement populaire contre le pouvoir politique défaillant. Cette société civile a-t-elle les moyens politiques nécessaires pour réaliser son ambition de « réinventer la démocratie », comme vous l’avez écrit ?
Je ne suis pas prophète, je suis analyste et historien. Je ne sais pas où va le Sri Lanka. Je ne sais pas si la société civile sri-lankaise a les moyens de ses ambitions. Mais il me semble que l’état de désagrégation du système parlementaire sri-lankais est tel que la population est tentée de tout remettre en cause, sa classe politique comme le principe représentatif. Proche des idées de la gauche radicale européenne, les leaders de ce mouvement ne savent pas eux-mêmes ce qui les attend au bout de leur chemin. Une démocratie renouvelée ? Ou corruption et autoritarisme ?