Un jour, quand je me souviendrai de ces années passées à être critique de mode, je suis à peu près certaine que restera ce défilé Gucci, dans un château fort des Pouilles vieux de huit siècles. Même pas pour l’endroit si pur, mais pour ce qu’un homme, Alessandro Michele, a voulu prouver ce soir-là. Depuis qu’il est le directeur artistique de Gucci (2015) il travaille, encore plus qu’à imaginer un vestiaire (et Dieu sait qu’il le fait bien), à faire vibrer d’aura ce qui, sans cela, ne serait que de la mode.
Alessandro Michele me fait penser à la phrase d’Alain Souchon commentant un ballon de football : « Mais moi j’voulais qu’il s’envole, qu’il reste pas seulement football ». Alessandro ne veut pas que la mode reste seulement football, il veut aussi qu’elle soit philosophique, ésotérique, cosmique et qu’elle élève une âme. Rien que ça ? Non, attendez : il veut relier le textile et le texte, le commerce et l’acte gratuit. l’étrange et le limpide, l’explicite et l’hermétique, le sérieux et le futile, le sexy et le céleste, le morbide et le frétillant.
Il vit dans cette constellation de correspondances que personne ne comprend tout à fait mais qui parle à tout le monde. Il est perché. La machine mise en place par cet être si artisanal est d’une efficacité absolue, les « produits », comme on dit dans la mode, sont diaboliques. On les veut.
Son rêve de constellations
Mais lui, lui, comme si son métier n’était pas de vendre, et quoi que sans mépris aucun pour cette mission, entend bien expliquer, défilé après défilé, que cela ne peut pas être que « ça ». Et il apporte une valeur ajoutée, qui n’a rien d’un factice storytelling, qui n’est pas le chant d’un ADN, pas la verte pousse sur un patrimoine, pas l’explication « après-coup » de trouvailles inespérées : il apporte son rêve de constellations. Il voudrait que la mode ne soit pas un art à part, il voudrait qu’elle dise bien plus que ce sempiternel air du temps, il voudrait que la mode n’ait pas à rougir devant tout ce qui pourrait sembler plus noble qu’elle, l’architecture, l’astrophysique, la spiritualité.
Dans le défilé croisière qui vient d’avoir lieu, il ose viser les étoiles, au sens strict du terme, connectant ces mannequins et looks qui passent, un peu Fedora, un peu Reine Christine, un peu « ultramoderne solitude », un peu « marche des fiertés ». Oui, les connectant à un grand tout, comme dans une prière collective, ambitieuse mais humble. Bien sûr, on a le droit de ne pas vouloir communier, mais cette manière de faire a sa grâce dans un monde où les rassembleurs sont rares.
Tout le monde ne verra pas dans ces habits Gucci les âmes de Greta Garbo, de Walter Benjamin, d’Annah Harendt, de Frédéric II… mais qu’on les voie ou pas, un homme sait qu’elles sont là. Cette façon de porter haut une ambition intellectuelle, ma mère appelait ça « se respecter ». En se respectant, en respectant infiniment la mode, Alessandro Michele se donne les moyens de persister dans son être, comme dit le philosophe. De ne pas perdre ici son âme.