Chaque année, des dizaines de milliers de Kosovars prennent la route de l’étranger. Lassés de la crise permanente, tous partent avec l’espoir de vivre dans un pays « normal ». Un exode qui résume les désillusions, 15 ans après l’indépendance.
Officiellement, au moins 50 000 personnes ont encore quitté le Kosovo en 2022, près de 3% de la population recensée voilà plus d’une décennie. Ces données de l’Agence des statistiques sont même peut-être sous-estimées puisque personne n’enregistre les départs. « Il y a dix ans, ceux qui partaient étaient surtout des personnes sans emploi. Aujourd’hui, ce sont les diplômés qui s’en vont », souligne l’économiste Lavdim Hamidi.
« J’en veux aux dirigeants du Kosovo », soupire Nerimane Kamberi. Cette professeure de littérature française à l’Université de Pristina a vu son fils aîné partir pour l’Allemagne. Il a fondé à Pristina une petite agence de marketing digital, mais a suivi sa compagne, médecin, partie dans la région de Francfort. « Nous avons connu la répression serbe, la guerre et l’exil, mais quand la guerre s’est achevée, nous pensions que nos vies allaient enfin changer… L’espoir était très fort quand le Kosovo a proclamé son indépendance, début 2008. Aujourd’hui, on se demande que va devenir notre pays si tous les jeunes s’en vont. »
Les bras manquent déjà
« Former un médecin spécialiste coûte environ 200 000 euros au Kosovo, de l’argent jeté par les fenêtres puisque nos jeunes diplômés partent à l’étranger », remarque Lavdim Hamidi.« Si cela continue, le pays va se retrouver sans médecins, sans ingénieurs, sans architectes ni professionnels qualifiés. »
Les conséquences sociales de l’exode sont immenses : non seulement, le Kosovo manque déjà de bras dans plusieurs secteurs d’activité, mais les carences vont encore s’aggraver quand les baby boomers prendront leur retraite sans être remplacés. Alors que les finances publiques sont au plus bas, comment les fragiles systèmes des retraites et de protection sociale vont-ils se maintenir ?
D’autant que l’exode des forces vives fait chuter la natalité. Les jeunes couples préfèrent souvent repousser la naissance de leur premier enfant après leur expatriation. À la fois pour des raisons pratiques, mais aussi pour que ces enfants naissent à l’étranger, ce qui favorise l’octroi de documents de résidence dans la plupart des États où ils s’installent.
L’explosion du télétravail en outsourcing
Bujar, lui, n’est pas parti à l’étranger : ce jeune homme de 25 ans travaille à distance pour une compagnie américaine d’assurance. Il vit à l’heure de New York, commençant sa journée de travail en milieu d’après-midi et l’achevant après 22h. « Je gagne 700 euros par mois. C’est un salaire très correct pour le Kosovo, mais mes collègues aux États-Unis touchent peut-être dix fois plus pour faire le même job. »
Son cas est loin d’être isolé : ce phénomène de sous-traitance, outsourcing en anglais, s’est brutalement amplifié durant l’épidémie de Covid-19 et aujourd’hui au moins 800 entreprises étrangères auraient déjà enregistré des filiales au Kosovo pour y recruter de la main d’œuvre locale, sans avoir à la faire venir. Cela leur permet d’économiser sur la masse salariale et de réduire au maximum leurs charges. Si ces sociétés paient des taxes – limitées – au Kosovo, elles sont dispensées de payer les cotisations sociales pour le chômage et la retraite. Et en cas de maladie, c’est aussi le système de santé du Kosovo qui prend en charge ces salariés.
Cette nouvelle forme de télétravail sous-traité peut-elle représenter une alternative sérieuse à l’exode ? Les Kosovars se montrent en tout cas tentés, eux qui maîtrisent l’anglais et disposent de solides connaissances technologiques, souvent acquises sur le tas. Les revenus potentiels peuvent en effet leur assurer une vie confortable à Pristina, en restant près de leurs familles. « Pourquoi partir se tuer à la tâche sur des chantiers en Allemagne pour gagner 2 000 euros ? », se demande Kushtrim. « Ici, je peux en gagner 1 000 en me fatiguant moins et la vie est beaucoup moins chère. »
La peur de l’avenir
Au vrai, c’est surtout le sentiment chronique d’insécurité qui pousse les Kosovars à prendre la route de l’exil. « Les gens ne partent pas seulement pour des raisons économiques, mais parce qu’ils n’arrivent pas à imaginer leur avenir ni celui de leurs enfants dans un pays toujours menacé d’un nouveau conflit ou en proie à l’instabilité politique », analyse Belgzim Kamberi, de l’Institut Musine Kokalari pour les politiques sociales, un think tank de Pristina.
Pour le moment, rien ne permet d’imaginer que la courbe des départs va s’inverser dans les prochaines années, bien au contraire. Le Kosovo est le dernier pays des Balkans occidentaux dont les ressortissants doivent demander un visa Schengen pour se rendre dans l’Union européenne. Après des années de blocages et de promesses non tenues, la fin de ce régime vient d’être annoncée « pour 2024 au plus tard ». Cette mesure très attendue risque d’avoir des effets dévastateurs : selon une étude récente, un tiers des Kosovars envisageraient de quitter leur pays dès qu’ils pourront voyager librement.