Le programme de coopération pour des sous-marins nucléaires Aukus, entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni, provoque la colère des rivaux stratégiques des Américains : la Chine parle d’une « voie erronée et dangereuse », la Russie accuse les trois parties d’orchestrer « des années de confrontation » en Asie. Entretien avec Héloïse Fayet, chercheuse au centre des études de sécurité de l’Ifri, spécialiste des questions de dissuasion et de prolifération nucléaire.
RFI : Joe Biden se veut rassurant en disant que les sous-marins seront certes à propulsion nucléaire, mais qu’ils ne porteront pas d’armes nucléaires. La Chine, la Russie, mais aussi certains experts, craignent toutefois que le principe de non-prolifération soit mis à mal par le programme Aukus. Quelle est votre analyse ?
Héloïse Fayet : Alors, ce sont en effet deux choses totalement différentes. Il est certain que l’Australie ne va pas se doter d’armes nucléaires, parce qu’effectivement les sous-marins qui sont prévus dans l’accord Aukus sont des sous-marins nucléaires d’attaque. Donc, ils ne sont pas équipés et ne peuvent même pas être équipés d’armes avec une tête nucléaire. De plus, l’Australie est signataire du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), elle ne peut donc pas se doter légalement d’armes nucléaires. Elle est également signataire d’un traité, le traité de Rarotonga [pour une zone exempte d’armes nucléaires dans le Pacifique-sud, signé en 1985 – NDLR], qui interdit à tout État signataire dans le Pacifique de se doter d’armes nucléaires.
On peut donc dire que la question de la prolifération ne repose pas sur les armes nucléaires elles-mêmes. Elle repose potentiellement sur la propulsion nucléaire qui, il est vrai, utilise de l’uranium hautement enrichi et qui est donc le même uranium qu’on utilise pour la fabrication d’armes nucléaires. Cependant, l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni ont fait en sorte qu’il n’y ait aucun risque de prolifération nucléaire dans le cadre du programme Aukus, notamment à l’aide d’une signature d’accord entre l’Australie et l’AIEA.
Mais il s’agit quand même d’un transfert de technologies hautement sensibles, et l’Australie aura accès aux secrets nucléaires américains. L’inquiétude de pays comme la Chine n’est-elle pas en partie justifiée ?
Je vous rappelle que la Russie, par exemple, avait également transmis un sous-marin nucléaire d’attaque à l’Inde, et c’est grâce à cela que l’Inde a pu se doter de son propre sous-marin nucléaire d’attaque. Et concernant le transfert de technologie, ce n’est pas quelque chose d’illégal : les États-Unis avaient d’ailleurs déjà transmis la technique de la propulsion nucléaire au Royaume-Uni dans les années 1950 pour que le Royaume-Uni développe sa flotte de sous-marins à propulsion nucléaire. Encore une fois, il n’y a pas de risque de prolifération dans le cas de l’Australie, d’autant que l’Australie n’a aucun intérêt à se doter de l’arme nucléaire.
Ce qu’il faut également savoir, c’est que tout est fait pour que le réacteur nucléaire soit manipulé uniquement aux États-Unis par un personnel américain. En fait, le réacteur sera livré entièrement scellé. Puis, il n’y aura qu’un seul réacteur pour toute la durée de vie du sous-marin.
La Chine cherche en fait à manipuler l’opinion publique sur cet accord, un accord qui est évidemment dirigé contre elle, en rappelant qu’effectivement, il s’agit d’un transfert illégal de matière fissile. C’est quelque chose qu’elle avait déjà expliqué à l’été dernier, mais à mon avis, c’est une protestation qui vise effectivement à manipuler l’opinion publique.
Si l’Australie, pays signataire du traité de non-prolifération (TNP), respectera en effet ses engagements, peut-on dire autant d’autres États ? Autrement dit : Aukus, risque-t-il de créer un précédent et donc de fragiliser le traité de non-prolifération signé en 1968 ?
Effectivement, le sujet est plutôt là, et dans cette optique, on comprend mieux l’hostilité chinoise ou encore celle du Japon qui s’était ému du programme Aukus durant l’été 2022. Ce transfert crée en effet un précédent. Potentiellement, d’autres États qui n’ont pas l’arme nucléaire, mais qui sont intéressés par la propulsion nucléaire pourraient utiliser ce précédent australien pour justifier également un droit à la propulsion nucléaire. On pense à la Corée du Sud, par exemple.
D’autres pays, peut-être un petit peu moins regardants et un petit peu moins respectueux des garanties de l’AIEA [l’Agence internationale de l’énergie atomique de l’ONU – NDLR], pourraient souhaiter ensuite de se doter de la propulsion nucléaire au nom de ce qui déjà a été fait dans le cadre du programme Aukus. Et c’est là-dessus que repose le potentiel danger de prolifération nucléaire par rapport à cet accord entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie.
Mais cet accord permettra justement de mieux cadrer juridiquement le transfert de la technologie de propulsion nucléaire d’un pays qui possède l’arme nucléaire à un autre qui ne l’a pas.