Alors que le président ukrainien Volodymyr Zelensky réclame des avions aux Européens, l’armée russe pousse de toutes ses forces sur la ligne de front. L’armée de Vladimir Poutine exploite le terrain encore gelé avant qu’il ne redevienne boueux, et avant surtout l’arrivée des chars occidentaux – et peut-être aussi des chasseurs-bombardiers. La maîtrise du ciel permettra-t-elle à l’Ukraine de reconquérir son territoire ? Élie Tenenbaum, directeur de recherche à l’Institut français des relations internationales, répond à RFI.
RFI: Après les chars, Volodymyr Zelensky réclame aux Européens des avions. Est-ce une condition nécessaire pour la victoire de l’Ukraine ?
Élie Tenenbaum: En tout cas, c’est une étape logique supplémentaire après l’accumulation progressive de matériels de plus en plus offensifs, et avec la volonté des Ukrainiens de pouvoir porter le combat dans la profondeur du dispositif ennemi… Il s’agit d’amener, d’une manière ou d’une autre, à poser la problématique de la troisième dimension et donc des avions de combat, notamment des chasseurs-bombardiers, pour permettre, que ce soit ce printemps-ci ou dans des périodes plus ultérieures, de conduire une offensive sur l’ensemble du territoire occupé.
« On ne s’interdit rien », affirme l’Élysée. Pour autant, la France a-t-elle les moyens de fournir des avions à Kiev ?
Ça paraît évidemment très compliqué dans les formats actuels d’une armée de l’air qui est considérablement contrainte, réduite dans son nombre de plateformes. Et en même temps, si on commence à regarder dans le détail, le président de la République a annoncé le passage au « tout Rafale » dans le cadre de la loi de programmation militaire à venir. Donc, forcément, la mise au rebut ou sur le marché de seconde main de certains Mirage 2000 pourrait potentiellement correspondre aux besoins des Ukrainiens.
Pour autant, il est clair que ce n’est pas cette option qui, aujourd’hui, à la préférence de l’Élysée. D’abord dans une perspective de dialogue dissuasif avec la Russie, une volonté de ne pas provoquer l’ire de Moscou au-delà de ce que l’on fait naturellement à chaque livraison d’armes. Les Occidentaux ont procédé de manière assez précautionneuse, finalement, depuis un an, en faisant tranches après tranches, de manière à créer une forme d’accoutumance de Moscou à ces livraisons de matériels ; il y a donc toujours une volonté de ne pas franchir un gap trop radical dans cet accroissement.
Et puis peut-être que la livraison d’avions de combat, aujourd’hui, n’est pas encore assez mûre dans l’esprit des Occidentaux et sans doute des Européens. Même si je ne doute pas qu’on finira par y arriver. L’armée de l’air ukrainienne est aujourd’hui très largement entamée, avec du matériel de facture russe qui ne peut pas être soutenu durablement, et donc, à un moment ou un autre, il faudra en passer par une transformation de cette armée de l’air, avec des cellules occidentales.
Pour Paris, fournir des avions pourrait-il être finalement un geste symbolique afin de pousser d’autres alliés à faire de même ? Un peu à l’instar des chars légers AMX 10 ?
Ça pourrait être le cas, et ça serait sans doute un signal très fort, par exemple, dans la perspective de la livraison des F-16 Falcon qui, on le sait, sont véritablement en ligne de mire pour Volodymyr Zelensky. Mais encore une fois, il ne m’a pas semblé, à entendre les paroles du président [Macron], que Paris se situait aujourd’hui dans cette hypothèse-là. Il faudra sans doute accoutumer l’opinion publique et la classe politique à l’idée que la prochaine étape passera par la livraison d’avions de combat. Et ce même si, encore une fois et sur ce point, l’Élysée n’a pas tout à fait tort sur le fait de dire que le champ de bataille aujourd’hui est caractérisé par une forme d’interdiction aérienne de la basse couche. Il n’y a pas, effectivement, d’ailes ukrainiennes au-dessus du champ de bataille, mais il n’y a pas non plus d’ailes russes au-dessus du champ de bataille.
On est donc sur des bulles d’interdiction, avec une défense aérienne qui est relativement efficace. De ce point de vue-là, même si la supériorité aérienne serait sans doute un avantage considérable pour les Ukrainiens, il n’est pas du tout sûr qu’ils puissent la mettre en œuvre, car la défense anti-aérienne russe est présente, elle est également efficace. Deuxièmement, ce que les Ukrainiens ont montré jusqu’à présent, c’est qu’évidemment, ils pouvaient continuer à grignoter du terrain sans domination aérienne. Est-ce qu’ils pourront faire beaucoup plus que ça, c’est-à-dire des petites contre-offensives locales ? Ce n’est pas évident.
À quelques jours du premier anniversaire de l’invasion, les états-majors s’interrogent sur les premiers signes d’une nouvelle offensive. Les Russes bénéficient-ils d’une dynamique, d’une fenêtre d’opportunité pour passer à l’acte en premier ?
Il est très clair que l’état-major russe, avec la rétrogradation du général Sourovikine et la remise en avant du général Guerassimov, donne ce message d’un retour à un esprit offensif dans les plans qui sont sans doute fourbis à Moscou. On a un travail de mobilisation de fond qui a permis de rétablir une forme de parité numérique sur le champ de bataille, en termes d’effectifs, voire une supériorité numérique progressivement réalisée du côté russe ; on le sait, sur le plan matériel, il y a une supériorité qui a décliné, mais qui reste présente.
Tout ça, bien entendu, est mis en place de façon à pouvoir relancer une offensive. Offensive, qui a commencé, on l’a vu sur Vouhledar avec une infanterie régulière blindée qui manœuvre de manière très différente de ce qu’on a pu voir pendant l’hiver avec les combats de Bakhmout, par exemple. Ceux-ci étaient menés par Wagner et étaient, d’une certaine manière, davantage une tentative de fixation qu’une véritable offensive.
Là, on voit effectivement quelque chose qui se déclenche. Pour autant, les résultats ne sont pas mirobolants, loin de là. Les forces russes ne semblent pas être en mesure de conduire des percées considérables, mais il est clair que le plan, si je puis dire, et on sait que c’est là souvent la première victime de la guerre, le plan pour les Russes est bien de relancer l’offensive.
Les mauvaises nouvelles s’accumulent côté ukrainien avec, par exemple, et c’est symbolique mais important, une restriction à l’accès au réseau satellitaire Starlink…
Oui, l’accès à Starlink avait joué un rôle essentiel pour maintenir les communications des Ukrainiens au début du conflit, notamment après les frappes russes qui avaient paralysé les systèmes et les antennes relais locales. Aujourd’hui, la dépendance ukrainienne à Starlink est moindre. Ils ont eu le temps de mettre en place des systèmes redondants.
Mais pour autant, cela interroge, d’abord sur la soutenabilité de l’effort de soutien occidental, y compris dans le champ du secteur privé : l’élan des premiers mois aujourd’hui commence à s’essouffler au fur et à mesure que les factures s’accumulent. Et évidemment, par ailleurs, ça pose la question de la dépendance ukrainienne, non pas tant à Starlink, en tant que système, mais globalement au système de commandement, de contrôle et surtout de renseignement, de surveillance et de reconnaissance qui sont fournis aujourd’hui très largement par les Américains, et qui donne un avantage informationnel aux Ukrainiens en termes de transparence du champ de bataille.
Cela leur permet d’anticiper les mouvements de l’armée adverse, ce qui, jusqu’à présent, explique la bonne performance de l’armée ukrainienne. Si d’aventure ce robinet informationnel devait se tarir, ça serait évidemment une très mauvaise nouvelle pour les Ukrainiens. Aujourd’hui, on n’en est pas là. Les boucles et le partage de renseignements venant des Américains et non pas du secteur privé, est de très bonne qualité.