Exilé en France depuis 2011, Mana Neyestani a fui l’Iran, son pays d’origine, il y a seize ans. Mais son lien avec sa terre natale n’a jamais faibli. Au contraire, il s’est renforcé avec les contestations contre le régime islamique en Iran, dont la dernière vague fait rage depuis mi-septembre. Dessinateur de cartoons de presse, il utilise aujourd’hui les seules armes qu’il sait manier pour apporter son soutien à son peuple : un stylo et une feuille de papier.
Mana nous retrouve dans un café parisien, béret vissé sur le crâne et vêtu d’un pull à l’effigie de Snoopy. « Je me souviens d’avoir été entouré de bandes dessinées et de dessins toute mon enfance. Tintin, les BD Marvel, les dessins de Jean-Jacques Sempé, de Roland Topor… Je les lisais, je les regardais, je les imitais, je les dessinais dès mes trois ans. Et en toute honnêteté, c’était de bons dessins ! J’étais un petit génie », plaisante-t-il en anglais.
Une légèreté qui contraste avec son regard songeur, celui d’un homme qui, à 49 ans, a vécu et vu bien plus que d’autres. Celui d’un Iranien réfugié en France depuis onze ans, après des mois de prison dans son pays d’origine, de passage entre Dubaï, Kuala Lumpur, et Istanbul, et des semaines de peur que la mort l’attende. L’histoire de Mana est donc une histoire de déracinement. Un récit de plusieurs années de fuite, d’errance, de souvenirs douloureux, mais aussi de résilience, et surtout, de passion.
L’amour du dessin dans le sang
Né dans une famille d’intellectuels à Téhéran en 1973, d’un père poète et d’une mère professeure de littérature, tous deux opposés au régime islamique après la révolution de 1979, Mana se tourne très tôt vers le dessin. Son grand frère de treize ans son aîné, Touka Neyestani, un célèbre dessinateur en Iran, l’influence dès la maternelle. « Touka est mon modèle, même encore maintenant. Il a 62 ans aujourd’hui et il est toujours tellement plus doué que moi. Je me souviens de moi, enfant, qui le regardait dessiner et voulait faire comme lui », avoue l’Iranien.
Mais dans ses souvenirs, l’adolescence à Téhéran était tout sauf paisible. La révolution et la guerre sanglante contre l’Irak ont laissé une plaie béante dans la société et le pays meurtri. « Je me souviens des queues interminables devant les magasins pour acheter à manger, des sirènes qui nous avertissaient d’une attaque. Avant la révolution, la télévision était si colorée, puis à mes sept ans, d’un coup, tout est devenu plus terne. » En première année d’école primaire, juste après la révolution, sa maîtresse ne portait pas de voile. L’année suivante, il la revoit, couverte de la tête au pied, en noir.
Passionné très tôt par le dessin, Mana n’aurait pourtant jamais imaginé en faire son métier. Alors qu’il était destiné à une carrière d’architecte, il se met à publier des dessins politiques dans des magazines spécialisés, dès ses 16 ans. « C’était très risqué de travailler là-bas parce que les services secrets du pays surveillaient tous les journaux. Mais malgré la peur, je l’ai fait parce que c’était la seule chose que je pouvais faire. »
En 1999, le gouvernement réformiste arrive au pouvoir et Mana se met à espérer un changement. Mais cet espoir lui est immédiatement arraché. « D’un coup, en une nuit, seize journaux ont été bannis et j’ai perdu mon emploi. Un moment, j’ai eu peur que la censure tue notre créativité », se remémore-t-il.
Pourtant, le dessinateur persiste et trouve du travail dans la presse pour enfants, son amour de la page blanche trop fort pour abandonner ce chemin de vie. « La caricature est comme un moyen d’auto-défense pour moi. Je ne suis pas très fort, je ne suis pas si courageux. Mais je peux dessiner. Le dessin est une étrange forme de courage, n’est-ce pas ? », lance-t-il en esquissant un sourire.
Emprisonné pour un dessin mal interprété
Tout bascule en 2006. Dans un cartoon, Mana illustre un enfant en pleine discussion avec un cafard qui clame le mot « Namana ? », « quoi » en turc. Un mot généralement utilisé par les Azéris, une minorité turque discriminée en Iran. Et la communauté interprète immédiatement le dessin comme une insulte raciste qui entend les représenter en insecte. Les Azéris organisent de grandes manifestations contre le pouvoir, réprimées dans le sang par la police. Mana est rapidement envoyé en prison pour apaiser les tensions et montrer que le coupable a été arrêté.
Il se retrouve emprisonné pendant trois mois. « Je fais encore des cauchemars de cette période », souffle le dessinateur. Il célèbre son 33e anniversaire seul, dans sa cellule, le 29 mai. Mana passe la majorité de son temps avec son co-détenu, son rédacteur en chef, à discuter et à débattre. « C’était tellement dur de garder espoir, de penser, de se concentrer. Je n’avais aucune idée de ce qui allait m’arriver. » Mana reçoit des livres, qu’il ne peut lire tant la peur le ronge, et un crayon. Il dessine des croquis et écrit surtout des lettres d’amour à sa femme. « Je suis devenu si fragile, un vrai romantique ! J’avais besoin de ressentir des émotions, j’avais soif d’amour…», dévoile-t-il.
Le moment de l’exil
Au bout des trois mois, Mana est libéré temporairement. Lors d’une audience à son procès, il réalise qu’il finira sans doute sa vie en prison, voire pire, qu’il sera exécuté. Mana décide alors de fuir l’Iran avec sa femme, et douze jours plus tard, le couple quitte le pays pour Dubaï avec l’aide d’amis à l’étranger.
Débute alors son parcours du combattant. « Je pense que de toute façon, le régime nous préfère, nous les artistes, les journalistes, les intellectuels, hors d’Iran, souligne le dessinateur. Donc on a acheté nos billets d’avion avec un visa touristique et on a tenté notre chance. » Mana et sa femme essayent de trouver de l’aide auprès des ambassades occidentales, en vain. À l’expiration de son visa, le couple rejoint la côte turque, à Istanbul, puis à Ankara.
De bout en bout, de ville en ville, l’exil est pour lui comme une mort soudaine. « Nous avons tout laissé derrière nous : nos affaires, notre maison. Nous avons pris le strict minimum, mais je voulais juste partir. » Mana laisse surtout derrière lui sa mère, de qui il était pourtant si proche. « Je me souviens que je n’ai pas dit au revoir à ma mère. Je n’ai pas pu lui dire que je partais, pour des raisons de sécurité », raconte-t-il, les yeux embués de larmes.
Mana l’appelle quelques jours plus tard de Dubaï. Elle ne lui en veut pas, elle n’est que soulagée de le savoir en vie. « Ma mère était tellement forte. Après mon arrestation, elle a été détruite, physiquement et spirituellement. Je me sens coupable de l’avoir quittée. Je me sens coupable qu’elle soit tombée malade puis qu’elle soit morte, seule et dans la douleur, l’année dernière, confie-t-il dans un souffle. Mais se sentir coupable, c’est notre caractéristique à nous, les Iraniens. » Depuis son départ en 2006, Mana n’est jamais retourné en Iran.
Après la Turquie, Mana et sa compagne se retrouvent en Malaisie, où un trafiquant leur organise le passage illégal jusqu’en Europe. Mais le couple est arrêté lors de leur étape en Chine. « J’ai pensé que c’était la fin de ma vie, qu’on allait me renvoyer en Iran. » Ils sont rapatriés en Malaisie, puis en 2010, sa candidature en tant qu’artiste exilé est finalement validée par le Réseau international des villes de réfugiés (ICORN), qui lui trouve une place à Paris. Mana s’envole alors avec sa femme, son ordinateur, ses quelques vêtements et ses crayons, pour la France.
S’adapter à la vie parisienne
Mana aurait préféré se rendre dans un pays anglophone mais qu’importe, « je ne pouvais pas faire mon difficile », admet-il. Le cartooniste obtient le statut de réfugié en 2012 et tente de reconstruire une autre vie dans la capitale. Dans son périple, ses jours de doute et d’appréhension, une chose est restée intacte : son goût pour le dessin. Une créativité qui lui ouvre des portes en France. Il trouve facilement du travail, vend ses cartoons à des journaux nationaux, continue de collaborer avec des médias iraniens basés à l’étranger, et publie en l’espace de dix ans cinq romans graphiques (aux éditions Çà et là) dans lesquels il retrace son histoire.
Mais ses attaches à l’Iran sont bien trop fortes pour tirer un trait sur cette partie de son identité, au point que Mana n’apprend que les bases du français. « Je ne peux pas considérer Paris comme ma maison. Ma femme s’est beaucoup mieux adaptée à la vie ici puisqu’elle a vraiment coupé les ponts avec l’Iran, et elle a dix ans de moins que moi. Mais j’ai passé ma jeunesse là-bas, à devoir faire face à une dictature sanglante, à des moments terribles. J’en suis toujours imprégné, je ne peux pas l’oublier. »
Le dessin, une façon de lutter contre le régime
Même depuis Paris, il reste connecté en permanence à l’actualité iranienne, surtout depuis les contestations contre le régime débutées en septembre. Sur l’un de ses cartoons les plus récents, l’on y voit des femmes se coupant les cheveux et ensevelissant Ali Khamenei, le guide suprême d’Iran, de leurs mèches. « C’est la vision qui m’émerveille le plus : voir des jeunes Iraniennes criant dans les rues, les cheveux au vent, le hijab brandi, indique Mana en nous montrant ses œuvres. Ça me tue de penser que la nouvelle génération iranienne va devoir endurer ce qu’on a enduré. Et il y a quelque chose en moi qui me pousse à ne pas me taire. Ce n’est pas un devoir, c’est plutôt une responsabilité, un désir ardent à dessiner. » C’est pour cela que les dessins de Mana semblent autant sortis de ses tripes, de son instinct.
Le dessinateur a fait une pause dans tous ses projets pour se consacrer entièrement à ses cartoons sur le soulèvement en Iran. Les manifestations contre le régime islamique font rage dans tout le pays depuis le 16 septembre et l’annonce de la mort de Mahsa Amini, étudiante de 22 ans arrêtée trois jours plus tôt par la police des mœurs pour un voile jugé « mal porté ». « J’éprouve un mélange de peur et d’espoir, décrit Mana. J’espère que cette fois, ce sera différent. La nouvelle génération est plus réfléchie que nous, elle est plus courageuse, plus radicale. Les jeunes ne veulent plus négocier, ils sont juste déterminés à être libres. »
À sa manière, l’artiste tente d’encourager les Iraniens à poursuivre leur combat, et d’alerter le reste du monde sur la situation. « Dessiner, c’est la seule chose que je peux faire depuis Paris. » Et sur les réseaux sociaux. Suivi par plus d’un million de personnes sur Instagram, Mana passe plus de temps sur internet que dans les rues de la capitale. « C’est comme ça que j’entretiens mon lien avec l’Iran. Grâce à internet, les artistes de la diaspora sont tous connectés entre eux. Et vu ce qu’il se passe en ce moment, je ne peux pas me détacher de mon écran. »
Le cœur à Téhéran, les pieds à Paris. Un parcours semé d’embûches mais aussi rempli de résilience et d’espoir pour son peuple. Mana assure n’avoir aucun regret. « Je suis déjà très chanceux. Peu de personnes ont l’opportunité de faire un travail qu’ils aiment autant et qui a du sens pour eux », sourit-il. Pour ce qui est de l’après, le cartooniste n’a qu’une certitude : il continuera de dessiner jusqu’à ce que ses mains ne puissent plus tenir de crayon.