«Mes yeux vont rester ouverts»: les Syriens surveillent avec attention l’après-Bachar qui se dessine

Dans les premiers instants après la chute du régime en Syrie, un sentiment d’urgence à vivre la joie et la liberté étouffées pendant trop d’années semblait dominer le peuple syrien. Tous choisissaient de mettre de côté leurs inquiétudes. « Je peux enfin dire que je suis syrienne et non plus réfugiée ! » se félicite Lubna al Kanawati. La jeune femme militante féministe pour l’association Women now for Developement célèbre sa voix retrouvée.

Mais en Syrie, des témoignages remontent déjà de certains endroits où des rebelles islamistes tentent d’imposer des tenues vestimentaires aux femmes. « Bien sûr que j’ai peur, reconnait finalement Lubna al Kanawati. Je suis féministe, mes yeux vont rester ouverts pour documenter toute violation des droits de l’Homme. Mais je refuse que mes inquiétudes m’empêchent de célébrer ce moment. Nous méritons de célébrer, mais ensuite, nous allons continuer de travailler, de témoigner pour s’assurer que personne n’échappe à la justice, nous savons qu’il y a encore beaucoup de personnes détenues, des personnes qui subissent des injustices. Il y a beaucoup de kurdes qui ont été déplacés de force, des gens qui ont peur de ce qu’il va se passer. Il faut nous assurer que tout cela soit pris en main. Mais le plus important c’est que Assad n’existe plus et on peut aujourd’hui chercher des solutions », témoigne-t-elle.

Aujourd’hui, Abou Mohammed al-Joulani, le chef du mouvement Hayat Tahrir al Sham, ancienne branche d’Al-Qaïda, est le visage de la victoire de la révolution. C’est lui qui a lancé l’offensive depuis Idleb vers Alep, qui a mené ville après ville jusqu’à Damas.

Et c’est aussi lui qui a annoncé la formation d’une autorité de transition.« Il y a 10 ans, il y a eu une dynamique de radicalisation, d’islamisation et de militarisation de notre mouvement imposé par l’extrême violence du régime, se rappelle l’intellectuel et opposant politique Yassin al-Haj Saleh.  Aujourd’hui, la dynamique est opposée. Il y a un certain niveau de déradicalisation, de désectarisation. » Celui qui a passé 16 ans dans les geôles du régime, puis dont l’épouse a été enlevée par le groupe rebelle Jaysh al-Islam veut donc voir « une surprise positive » dans les récents évènements. « Je suis sûr que nous allons faire face à de grands problèmes dans l’avenir, reconnait-il, mais au moins le « pour toujours » est terminé, et l’histoire est déjà en train de s’écrire. »

« C’est le combat de tout un peuple qui a fini par avoir gain de cause »

La menace d’une prise de pouvoir des islamistes est tout de même très présente dans les esprits. Mohammed-Nour Hayed avait 9 ans en 2011. Il a participé aux manifestations avec son père, activiste laïc pendant trois ans, avant de devoir quitter le pays sous la menace du régime, mais aussi d’Al-Qaïda et de l’organisation État Islamique. Il reconnait ne pas être prêt à faire ses valises pour rentrer chez lui. « Il ne faut pas oublier qu’après plus de 10 ans de guerre, le niveau d’éducation a reculé et les mentalités ont changé. Je ne parle pas que de la pratique religieuse, mais vraiment de la mentalité des personnes. C’est normal en temps de guerre, chacun se raccroche à ce qu’il peut. Mais de fait, aujourd’hui, la rhétorique portée par Abou Mohamed al-Joulani, selon laquelle le monde est contre les musulmans, fonctionne sur une partie de la population. Il reste donc une menace pour la Syrie. »

Pour l’heure, Mohammed-Nour Hayed tient à rappeler que si c’est bien Hayat Tahrir al-Sham qui a donné l’impulsion de cette offensive éclair, sa réussite revient à « la volonté du peuple syrien dans toutes ses composantes. HTS a été l’une des composantes de la chambre d’opération militaire du nord, mais il y en a eu d’autres. Mais il y a en a eu d’autres, comme par exemple la chambre d’opération militaire du sud, dans les régions druzes. Il y a également eu la chambre de la libération de Damas composée d’habitants qui se sont soulevés pour libérer la Capitale. Même aux côtés des HTS, de nombreuses personnes les ont rejoints sans forcément partager leurs valeurs. C’est le combat de tout un peuple qui a fini par avoir gain de cause. »

L’unification du pays à l’épreuve du séparatisme kurde

Autre obstacle immédiat à la réunification du pays, la région autonome établie dans le nord-est de la Syrie par les autorités kurdes syriennes. Le commandant en chef des Forces démocratiques syriennes Mazloum Abdi s’est félicité de la « chute d’un dictateur », valorisant « une opportunité pour construire une nouvelle Syrie fondée sur la démocratie et la justice pour tous les Syriens. » Mais au même moment, sur le terrain, des combats opposaient les Forces démocratiques syriennes (FDS) à l’Armée nationale syrienne, coalition de rebelles pro-turcs qui a participé à l’offensive de ses derniers jours.

Ces derniers ont finalement repris la grande ville de Manbij des mains des autorités kurdes. Il s’agit là d’un conflit importé de Turquie, déplore Yassin al-Haj Saleh. « Le gouvernement turc et le PKK ont exporté leur guerre civile en Syrie. Je ne vais pas dire que les rebelles pro-turcs sont pareils que le PYD (branche syrienne du PKK qui contrôle les FDS). Le PYD est peut-être un peu mieux, mais ils sont complices dans l’importation en Syrie de la guerre turque. Ils devraient être tenus pour responsables de cette situation. Mais je ne veux pas que ce front soit ouvert. Il faut que nous trouvions une solution politique pour toutes les régions de la Syrie. »

Face à la question kurde, les défis sont multiples. « Certes, les FDS aujourd’hui commencent à parler de volonté de participer à une unité nationale, reconnait Mohammed-Nour Hayed. Certaines de ses composantes sont profondément syriennes et veulent l’unité, mais il ne faut pas nier qu’il y a également le PKK qui aspire à l’indépendance. Le Kurdistan syrien, le Rojava, aspire à une autonomie telle qu’il avait fini par l’obtenir sous le régime d’Assad, mais cette fois-ci avec des droits civiques. Les Kurdes ont toujours été privés de leurs droits civiques. Il y a une réparation historique qui devra être faite au regard des Kurdes pour que cette unité nationale puisse réellement être actée. »

À l’inverse, une partie de la population syrienne s’estime également victime des forces kurdes. L’offensive menée par la Turquie en 2019 en Syrie a poussé ces dernières à passer un accord avec le régime. Elles sont également accusées d’avoir commis des exactions à l’encontre de familles arabes sur les zones qu’elles contrôlent, les poussant à l’exil. C’est donc l’un des nombreux dilemmes auxquels aura à faire face l’autorité de transition tant attendue pour enclencher la nouvelle phase de la révolution vers la stabilisation.

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