Le point de contrôle de Vasilievka était le seul passage possible dans la région de Zaporijjia entre la partie annexée par la Russie et le reste de l’Ukraine. Le fret commercial y est interdit depuis le 10 septembre, et depuis le 15 décembre, ce sont les simples civils en voiture qui ne peuvent plus passer, et ce, jusqu’au 15 janvier. Officiellement, il faut un permis spécial délivré par l’administration installée par la Russie, mais dans les faits, quasi plus personne ne passe.
Pour l’AIEA en mission d’inspection fin août à la plus grande centrale nucléaire d’Europe, et bien sûr tous les civils, Vasilievka était le seul et unique point de passage, et c’est désormais terminé depuis le 15 décembre. Au plus fort de la circulation, cette route a vu passer « entre 500 et 1000 voitures par jour, avec 2 à 3 km de file d’attente » dit Vassili. De son village de Burchak à 60 km, son temps de trajet le plus rapide a été de quatre heures et le plus long de deux jours. Comme lui ils ont été nombreux à dormir dans leur voiture pour traverser le Dniepr devenu une ligne de front.
Ce lundi 19 décembre, ce mécanicien de 56 ans s’est présenté au premier poste de contrôle russe : il a été refoulé. La procédure est nouvelle : « Maintenant, vous devez vous inscrire à l’administration, puis vous venez sur place. Et ils regardent les listes, s’il y a votre nom de famille ou pas. » Vassili dit ne pas savoir pourquoi il n’y était pas… et c’est pourtant pour lui essentiel de pouvoir se rendre dans la ville de Zaporijjia : « Ma femme est hospitalisée là-bas parce qu’elle est paralysée depuis cinq mois, et je l’ai emmenée là-bas parce qu’ici beaucoup de médecins étaient partis et qu’il n’y avait plus de médicaments. »
Ces médicaments sont maintenant arrivés dans cette partie de la région annexée par la Russie, mais ils restent, dit-il, « quatre fois moins chers à Zaporijjia ». Alors à 56 ans, d’ici à trois jours au plus tard, il retentera sa chance au barrage, reprendra cette route dangereuse tant les échanges de tirs d’artillerie sont nombreux. Les cratères qu’ils laissent sur le chemin sont encore visibles.
En attendant, le ballet continue au premier point de contrôle : elles sont rares, mais les voitures continuent dans leur immense majorité à être refoulées. RFI de son côté a reçu l’autorisation exclusive de passer ce contrôle et de se rendre dans le village un peu plus loin. « Oui, nous avons renforcé la sécurité », dit un militaire qui demande à être présenté sous le nom de code « Bars ». Les attaques à Mélitopol et les infiltrations possibles de l’armée ukrainienne par le Dniepr dont on parle beaucoup en Russie sont passées par là.
« Il y a définitivement de la tension » dit un homme croisé dans Vasiliekva. Mais pour lui, l’essentiel est « qu’il n’y ait pas d’aggravation et que tout le monde puisse vivre dans le calme et la paix de la Russie ». Comme le Kremlin et la télévision d’état russe, il qualifie les Ukrainiens de « fascistes » et se dit « soulagé du départ des gangsters et toxicomanes protégés par la police ukrainienne ». Lui va faire certaines de ses courses à Mélitopol où il dit trouver certains produits, comme les téléphones portables, moins chers.
« Ils sont tous partis »
On se presse pourtant en ce jour de la Saint-Nicolas, sur le marché de Vassilievka au pied de l’église. On achète beaucoup des chocolats par poignées pour les enfants. Ici, ce sont désormais essentiellement les locaux qui font leurs courses. « Avant, il y avait du monde, mais maintenant très peu », dit une habitante emmitouflée d’une longue écharpe et d’un bonnet qui descend jusqu’aux yeux. Hors-micro, elle ajoute « sinon il y a ceux-là ». Ceux-là, ce sont les militaires en uniforme qu’elle désigne du menton. Ils patrouillent dans le village ou bien tiennent les barrages sur les routes de la région.
À 73 ans, elle a vu son cercle familial et amical se rétrécir à sa plus simple expression : « Mes amis les plus proches sont restés, mais pas les enfants ni le reste de la famille. Les neveux, leurs parents, ils sont tous partis. Un petit-fils dans l’Ouest de l’Ukraine, une petite fille à l’étranger, les autres dans la ville de Zaporija. Je ne peux pas aller les voir, alors je vais me promener le long du fleuve, je compose un numéro, et je vois si j’arrive à attraper le réseau ukrainien. Je ne peux pas courir tout le temps, et je ne suis plus capable de conduire, alors je fais ça une fois par jour, après le travail. Dans deux jours, c’est l’anniversaire de mon petit-fils. Il va avoir 6 ans. L’autre jour il m’a dit : « ma grand-mère chérie, s’il te plaît, dis à ses hommes méchants de te laisser venir avec nous. Dis-leur que tu as un petit-fils, dis-leur que c’est mon anniversaire. » À chaque fois que je lui parle, je pleure, ça me fait tellement de peine ». Sa voix se brise. Elle laisse échapper des larmes pendant quelques secondes avant d’ajouter : « Tout va mal, mais ce n’est pas comme si on était tout le temps au milieu des combats ici. Alors on attend et on espère que ça finira par aller mieux. »