Six ans après, le procès de l’attentat du 14-Juillet à Nice s’ouvre à Paris

Un été est passé. Deux mois seulement après avoir fermé ses portes sur le procès des attentats du 13-Novembre, l’immense salle d’audience spécialement construite au cœur du palais de justice de l’île de la Cité, à Paris, rouvre ce lundi pour un nouveau procès d’ampleur : celui de l’attaque du 14 juillet 2016 à Nice. Là encore, les chiffres ont de quoi donner le tournis. Après quatre ans d’instruction, la cour d’assises spéciale présidée par Laurent Raviot devra, pendant au moins trois mois, examiner la responsabilité de chacun des huit accusés dans cet attentat qui a fait 86 morts, plus de 450 blessés et des milliers de traumatisés. Huit cent soixante-cinq personnes ou associations se sont déjà constituées partie civile à ce procès auquel prendront part 133 avocats.

Mais dans les rangs des parties civiles comme dans ceux de la défense, tous insistent : même si l’un et l’autre concernent des attaques de masse, pas question de comparer les deux dossiers. « Le procès de Nice va beaucoup souffrir de la proximité temporelle avec celui de Paris, parce qu’on va faire des comparaisons qui ne seront pas nécessairement positives, redoute Me Gérard Chemla, qui représente plus de 65 victimes à ce procès. On va avoir une grosse déception de la part des victimes, parce que le procès ne pourra pas être à la hauteur du précédent. »

La délicate question de l’AMT

Car à l’inverse des attentats du 13 novembre 2015, celui du 14 juillet 2016 n’a pas été organisé depuis la Syrie. Aucun lien n’a été établi entre l’auteur de l’attaque au camion, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, et des membres de l’organisation État islamique qui a revendiqué l’attentat deux jours plus tard. Contrairement aux commandos de Paris et Saint-Denis, le Tunisien de 31 ans semble avoir agi seul après une auto-radicalisation expresse.

En l’absence de l’assaillant, abattu le soir-même au volant de son camion par les forces de l’ordre, la cour devra juger huit personnes – sept hommes et une femme. Trois d’entre elles sont poursuivies pour association de malfaiteurs terroriste. Le premier accusé, Mohamed Ghraieb, est soupçonné d’avoir été « pleinement conscient » de « l’adhésion récente » de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel à l’idéologie du jihad armé. Le second, Chokri Chafroud, d’avoir circulé sur la Promenade des Anglais à bord de son camion l’avant-veille de l’attentat. Le troisième, Ramzi Arefa, d’avoir notamment participé à la location de ce camion et à la fourniture de l’arme utilisés dans l’attaque. Les cinq autres sont poursuivis pour association de malfaiteurs, sans qualification terroriste, et infractions à la législation sur les armes. Ils sont soupçonnés d’avoir fourni ou participé à la fourniture d’armes.

La charge de « complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » – qui visait plusieurs accusés – ayant été abandonnée au terme de l’instruction, c’est donc autour de cette notion d’association de malfaiteurs terroriste (AMT) que se concentreront les débats. Cette infraction aux contours flous, passible de 20 ans de prison au moment des faits, repose sur trois critères : l’existence d’une entente avec un dessein terroriste ; l’élément matériel permettant d’établir la participation au sein de ce groupe ; l’élément intentionnel, qui exige que la personne ait participé à ce groupement en connaissance de cause.

« Tout l’enjeu est de savoir si ces trois personnes se sont associées à Mohamed Lahouaiej-Bouhlel en connaissance de son degré présumé de radicalisation », résume Me Adelaïde Jacquin, qui représente Ramzi Arefa. « Il est évident que la défense va poser la question de savoir à partir de quand on est en AMT, anticipe Me Chemla. C’est le sujet récurrent de toutes ces affaires. »

Une distance « vexatoire »

Certains espèrent par ailleurs que ces trois mois d’audience permettront d’éclairer les zones d’ombre qui persistent autour de la personnalité de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel et les raisons qui l’ont poussé à commettre l’attaque. Comment cet homme décrit comme sadique et violent, mais surtout pas religieux, en est-il venu à lancer son 19 tonnes sur une foule de 30 000 personnes, dont de nombreuses familles, venues assister au feu d’artifice du 14-Juillet sur la « Prom’ » ? Les dépositions des experts psychologues et des psychiatres sont en cela très attendues. Comme au procès du 13-Novembre, plusieurs parties civiles souhaitent aussi que celui-ci donne l’occasion de pointer les dysfonctionnements dans la prise en charge des victimes et l’identification des personnes décédées. « Il nous a fallu quatre jours pour retrouver Camille », dénonce Anne Murris, présidente de l’association Mémorial des anges, au sujet de sa fille tuée ce soir-là.

Mais au-delà de l’absence d’auteur et de complice, la tenue du procès à Paris et non à Nice risque d’être un autre motif de déception. Cet éloignement est parfois ressenti comme « vexatoire », rapporte Me Olivia Chalus-Penochet, qui coordonne le collectif d’avocats de parties civiles 14-07. Si les victimes pourront suivre les débats en direct via une webradio désormais accessible à l’étranger et depuis le palais des congrès Acropolis de Nice, cette retransmission non interactive fait craindre à leurs avocats qu’elles ne soient que spectatrices de ce procès.

La distance risque également de compliquer les échanges avec leurs clients et l’indispensable travail de pédagogie qu’ils assurent. « Depuis 1986, il y a une application très stricte du principe de la centralisation en matière de lutte terroriste, justifie le parquet national antiterroriste (Pnat). De l’enquête jusqu’au verdict, tout se déroule à Paris, l’objectif étant d’apporter la meilleure réponse au phénomène terroriste. Où qu’elles se trouvent, les parties civiles peuvent, par le biais de leurs avocats, poser des questions, faire citer des témoins. Leurs droits ne dépendent pas de l’endroit où elles se trouvent. »

« Personnifier l’attaque de masse »

Les victimes interrogées veulent néanmoins croire que ce procès permettra de remettre en lumière un drame qu’elles estiment oublié. Jean-Claude Hubler, président de l’association Life for Nice, dit avoir éprouvé pendant six ans un sentiment « d’abandon ». « Nous avons été relégués à un statut de victimes de deuxième catégorie », confirme Anne Murris. « La date de l’attentat n’arrange rien, observe Célia Viale, coprésidente de l’association Promenade des anges, qui a perdu sa mère Marie-Pierre dans l’attaque. Le 14-Juillet, pour les Français, c’est la fête nationale, pas l’attentat de Nice. On se sent un peu écartés de notre pays. » À l’approche du procès, celle qui n’en attendait pas grand-chose, travaille à se l’approprier. Elle ira donc témoigner durant les cinq semaines dédiées aux auditions des parties civiles. Elle parlera de sa mère et de la douleur qu’elle a ressentie en apprenant sa mort. « Il faut personnifier cette attaque de masse », insiste-t-elle.

Toutes n’iront pas. Certaines en raison des frais de déplacement qu’il leur faudra avancer, d’autres parce qu’elles n’en voient pas l’intérêt, d’autres encore par peur de réveiller des souvenirs qu’elles préfèrent garder enfouis. Me Gérard Chemla évalue ainsi à « 10-15% » la proportion de ses clients qui se rendront à la barre. Anne Murris, elle, a beaucoup encouragé ses adhérents à le faire. Il s’agit pour elle d’une démarche décisive dans l’entreprise mémorielle menée par son association. « Nous pensons que la mémoire individuelle permet une mémoire collective et, au-delà, une mémoire sociétale. C’est un moyen d’éducation et de prévention. Les témoignages, aussi violents soient-ils, marquent les esprits. Ils provoquent une émotion qui entraîne un besoin de comprendre. »

Il y a enfin la question des mesures de sécurité, au sujet de laquelle une autre enquête a été ouverte au lendemain de l’attentat. L’affaire, toujours en cours d’instruction, pourrait venir perturber les débats. Parmi les parties civiles, beaucoup la considèrent même plus importante que le volet terroriste. « La question de la responsabilité de la collectivité, qu’elle soit locale ou nationale, qui n’aurait pas su protéger, est récurrente dans les affaires de terrorisme, remarque-t-on au Pnat. Mais ce n’est pas ce dont est saisie la cour. Ce sera à elle de le rappeler aux parties. » L’entendront-elles ? « Certaines victimes aborderont la question, prévient Jean-Claude Hubler. Moi-même, je compte l’évoquer. » « Ce procès n’est pas une fin en soi, estime Célia Viale. Il ne faut pas oublier l’instruction. »

 

 

Soixante-quatre jours d’audience

Le procès de l’attentat du 14-Juillet à Nice s’ouvre ce lundi 5 septembre à 13h30. Il se déroulera ensuite, sauf exception, quatre jours par semaine, du mardi matin au vendredi soir. L’audience, filmée pour les archives historiques de la Justice, se tiendra dans la salle « grand procès » construite au sein du palais de la justice de l’île de la Cité, à Paris. Elle sera retransmise en direct au palais des congrès Acropolis de Nice, où une salle de 500 places sera réservée aux parties civiles. La première semaine sera consacrée à la présentation générale des faits et de l’enquête. Suivront les auditions des experts techniques, du médecin légiste ainsi que des témoins cités par les parties civiles. L’ancien président de la République François Hollande et l’ex-ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve sont notamment attendus.

À partir du 20 septembre et pendant cinq semaines, les parties civiles qui le souhaitent viendront témoigner à la barre. Un moment que certains estiment important dans le processus de reconstruction. Quatre jours seront ensuite consacrés au parcours et à la personnalité de l’assaillant, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, tué par les forces de l’ordre à bord de son camion. La personnalité et le rôle de chacun des huit accusés seront examinés pendant trois semaines, avant les dernières auditions des experts psychiatriques et psychologiques et le début des plaidoiries des parties civiles. Le parquet national antiterroriste prononcera ses réquisitions à partir du 6 décembre, auxquelles succéderont les plaidoiries de la défense. Après une dernière prise de parole des accusés, la cour se retirera alors pour délibérer. Ce planning sera-t-il chamboulé par le Covid-19, comme cela avait été le cas pour le procès du 13-Novembre ? Le verdict est pour l’instant attendu le 16 décembre.

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