Total, la corruption des acteurs locaux, l’opacité d’un secteur: un scandale environnemental au Yémen

C’est une enquête publiée il y a près de deux semaines dans L’Obs qui le révèle : Total, le géant français du secteur pétrolier, « s’est rendu responsable de pollutions majeures » au Yémen, estime le magazine français. L’impact sur l’environnement et la santé des habitants serait considérable. Et ce sont des pratiques de l’ensemble d’un secteur où la corruption est répandue qui sont en cause.

« Depuis 2008, nous, les habitants de Wadi bin Ali, vivons dans une peur permanente », affirme Ali, un habitant de cette vallée du Hadramaout. Cette province de l’Est du Yémen, la plus grande du pays, est une région agricole, riche en eau. Mais ses sous-sols comptent aussi du pétrole. Le Hadramaout est le fief d’al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) mais les menaces sécuritaires n’ont pas empêché l’extraction pétrolière.

À Wadi bin Ali, la majorité des habitants vivent de l’agriculture et de l’élevage. « Mais les rendements ont considérablement baissé », assure Farouk al-Jaberi, président de la communauté de Wadi bin Ali, joint par RFI. Le représentant date le changement à 2008. En mars de cette année-là, une explosion endommage l’oléoduc transportant la production. L’incident s’est produit dans une vallée voisine, Wadi Ghubaira ; son origine n’est pas connue. Mais pendant plusieurs heures, le pétrole s’écoule dans la nature. « Depuis, les troupeaux sont tombés malades. Et beaucoup de cas de cancers et de malformations des nouveau-nés ont été observés chez les habitants », assure Farouk al-Jaberi.

Cancers

« Nous n’avons pas de statistiques sur le sujet, car nous n’avons pas d’outils de diagnostic avancés dans notre vallée », précise le président de la communauté. « Mais il y a de plus en plus de cancers, aujourd’hui encore », affirme-t-il. Les habitants soupçonnent que les sous-sols ont été pollués. « Les gens ont très peur : ils ont peur de ce qu’ils boivent, ils ont peur de ce qu’ils respirent. Tout nous fait peur », insiste Ali.

Quinze ans plus tard, les pluies font encore régulièrement ressortir des boues noires du sol. Alors Farouk al-Jaberi réclame un examen environnemental : « nous exigeons notamment qu’il y ait une analyse qui soit faite, par des personnes extérieures au Yémen. Qu’elles nous disent ce qu’il y a dans les nappes phréatiques d’où nous tirons l’eau que nous buvons. Et puis, qu’elles analysent aussi le sous-sol pour voir s’il y a encore des traces de pétrole ou s’il n’y en a pas ».

À Wadi bin Ali, il n’y a guère de doute sur le responsable de cette situation. « Les gens disent que c’est à coup sûr de la faute de l’entreprise », indique Ali. C’est Total qui est pointé du doigt, le groupe français ayant exploité le Bloc 10, le puits de pétrole, situé sur les hauteurs de la vallée de 1996 à 2015 par le biais de sa filière Yéménite Total E&P Yemen.

Standards internationaux non respectés

La liste des griefs faits à l’entreprise ne se limite pas à sa gestion de l’explosion de l’oléoduc en 2008. Total est également incriminé pour sa gestion de l’eau de production. Il s’agit d’une eau présente dans le pétrole lorsqu’il est extrait et dont il faut la dissocier. Pour cela, les groupes pétroliers utilisent une composante chimique et toxique : le BTEX. Au lieu de construire une usine de traitement de ces eaux usées, Total a creusé des bassins dans la roche et laissé cette eau toxique à l’air libre pour qu’elle s’évapore. Seule une bâche en plastique au fond du bassin devait empêcher une infiltration de ces eaux toxiques dans le sous-sol.

« Ce sont des pratiques totalement hors standards internationaux », relève Quentin Müller, auteur de l’enquête « Les eaux noires de Total » pour le magazine L’Obs. « Il s’agissait évidemment de réduire les coûts d’exploitation parce que créer une usine de recyclage de ces eaux de production coûte cher », précise le journaliste, spécialiste du Yémen. Mais ces bassins ont un impact sur l’environnement : « cette eau-là sèche à l’air libre. Donc une partie des produits chimiques cancérigènes s’évaporent dans l’atmosphère, dans l’air respiré par les habitants des vallées situées en bas des installations pétrolières. Et puis il y a la pluie, les moussons, qui peuvent soit faire déborder ces bassins, soit les détruire et les emporter sur des centaines de kilomètres. Et ainsi emporter l’eau toxique sur des centaines de kilomètres ».

Des pratiques de « voyous »

Et quand ces bassins étaient pleins, Total avait recours à un autre système, lui aussi dangereux, poursuit Quentin Müller. « Le surplus de cette eau de production était injecté par Total dans des puits d’évacuation, c’est-à-dire des puits qui étaient inactifs ». Là encore, « ce sont des choses qui n’existent pas dans les pratiques internationales pétrolières. Ce sont des pratiques de voyous. Un ingénieur pétrolier français que j’ai interviewé m’a dit qu’il n’a jamais entendu parler de ça et que c’est criminel de faire ça ».

Sollicité par RFI, Total assure, malgré les témoignages recueillis par L’Obs, qu’aucun puits d’évacuation n’a été utilisé pour stocker l’eau de production. Dans un communiqué, la société affirme aussi qu’un « système d’écrémage permanent » avait été installé dans les bassins et qu’il permettait de « récupérer (…) l’huile résiduelle séparée de l’eau de production. L’huile séparée était ensuite recyclée dans les installations de production pétrolière ». Mais les résidus solides étaient, eux, laissés au fond des bassins. Pour Total, il s’agissait « de ne pas endommager le revêtement des bassins et éviter ainsi toute pollution du sol ». Mais comment l’étanchéité des bassins était-elle testée ? Particulièrement après le départ de l’entreprise du pays, au début de la guerre civile ?

Des pratiques répandues

Ces pratiques ne sont probablement pas celles uniquement de Total. « Les noms d’autres sociétés ont été mentionnés au cours des entretiens que j’ai effectués », témoigne Yasmine al-Eryani, codirectrice exécutive pour la production de connaissances au Centre de Sanaa pour les études stratégiques, un groupe de réflexion yéménite, et auteur d’un rapport intitulé « Impacts des industries d’extraction pétrolière sur la santé, l’économie et l’environnement au Hadramaout ». Dès le début des années 2000, un député yéménite, Mohsen Bah Surrah, a commencé à rassembler des plaintes d’habitants vivant près des installations pétrolières, indique L’Obs.

« Lors de mes entretiens, j’ai discuté avec plusieurs ingénieurs pétroliers qui ont confirmé que ce sont des pratiques qui ne sont pas conformes aux standards internationaux de l’industrie », indique Yasmine al-Eryani. Pour la chercheuse, si elles ont cours au Yémen, c’est parce que les acteurs du secteur « ont le sentiment qu’ils ont le champ libre, que personne ne leur demandera des comptes. Pour mon rapport, j’ai parlé à certains responsables de l’administration en charge de la protection de l’environnement et ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient même pas accéder à certains sites ou envoyer des comités d’inspection. Ils n’avaient obtenu ni l’autorisation des entreprises ni le soutien des autorités. C’est un sérieux problème en termes de mise en œuvre des réglementations et des contrôles ».

Corruption

Au Yémen, c’est le ministère du Pétrole et des minéraux qui a autorité pour développer un cadre de régulation des activités d’extraction. C’est lui aussi qui doit coordonner les mesures de précaution nécessaires pour prévenir les fuites de produits chimiques nocifs. Il compte en son sein un service consacré à l’environnement, mais c’est le même ministère qui accorde les permis et qui contrôle les pratiques des entreprises.

Or, la corruption règne dans le secteur pétrolier yéménite. Si le Yémen est un petit producteur comparé aux autres pays de la région, l’exploitation de ses ressources naturelles constitue la principale source de revenus pour l’État : la manne financière demeure importante. Le Yémen a rejoint en 2007 l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives, une organisation internationale chargée d’évaluer si les ressources pétrolières, gazières et minérales sont gérées de manière transparente par les pays membres. Mais le Yémen en a été suspendu de manière indéterminée en 2015, après le début de la guerre civile. Et avant cela, il avait déjà été trois fois pour manque de non-adhérence aux principes de l’initiative.

Espoirs de réparation

« Le Yémen est un pays corrompu », abonde Abdulwahed al-Obaly, chercheur économiste et militant anti-corruption yéménite. Dans l’industrie pétrolière, cette corruption se trouve à tous les niveaux. « Les dignitaires du régime d’Ali Abdallah Saleh (le président déchu en 2012 à la suite d’un mouvement de contestation, ndlr) avaient créé des compagnies qu’il fallait employer comme sous-traitants. C’est à elles qu’il fallait acheter des pièces détachées ou faire appel pour des services de nettoyage ou de restauration. Et ils facturaient bien plus cher que le prix du marché. » Pour Abdulwahed al-Obaly, le niveau de cette corruption se mesure au manque d’infrastructures et de services dans le Hadramaout. Les villages proches des zones d’extraction « n’ont pas de routes, même pas d’écoles. Aucun développement n’a été entrepris dans ces zones où Total travaillait », s’indigne-t-il.

En y participant, les compagnies d’extraction ont entretenu ce système de corruption. Et « les mécanismes de transparence sont très, très faibles », regrette Yasmine al-Eryani. Ils l’étaient déjà avant la guerre civile, malgré la présence d’une « société civile active qui jouait le rôle de chien de garde ». Mais après près de neuf ans de conflit, les mécanismes existants ont été encore affaiblis. Et les habitants de Wadi bin Ali n’ont pas l’espoir d’obtenir justice et réparation dans leur pays ; c’est donc vers la justice française qu’ils veulent désormais se tourner en portant plainte contre Total.

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